Voices
Points de vue sur le monde du travail
Photo: ILO/OIT

Podcast l'avenir du travail

Episode 55
Travail forcé

A qui profite le travail forcé?

30 avril 2024
00:00

Le travail forcé est une grave violation des droits de l'homme. C’est aussi un problème économique majeur qui alimente la criminalité, contribue à perpétuer la pauvreté et nuit aux entreprises légitimes.  

D’après le dernier rapport de l’OIT, les profits annuels tirés du travail forcé s'élèvent à 236 milliards de dollars. C’est une hausse de 37 pour cent par rapport à 2014, alimentée à la fois par une augmentation du nombre de personnes victimes du travail forcé – environ 27.6 millions – et par l'accroissement des profits illégaux générés par leur exploitation.

Dans ce podcast, Michaëlle De Cock, responsable de l’unité de recherche du Département des principes et des droits fondamentaux de l'OIT, et Anousheh Karvar, déléguée du gouvernement français auprès de l'OIT et ancienne présidente de l'Alliance 8.7 (le partenariat mondial contre le travail des enfants, le travail forcé, la traite des êtres humains et l'esclavage moderne), parlent des profits illégaux du travail forcé et des mesures qui doivent être prises pour lutter contre ce crime.

Transcription

Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode des Voix de l'OIT,

le podcast où nous explorons les défis,

les évolutions et les enjeux qui façonnent le monde du travail.

[musique]

Aujourd'hui, nous allons parler

de la dimension économique du travail forcé.

Rappelons qu'environ 28 millions de personnes

sont victimes de travail forcé dans le monde et,

d'après le dernier rapport de l'OIT,

les profits annuels tirés du travail forcé

s'élèvent à 236 milliards de dollars.

C'est une hausse de 37 % par rapport à 2014,

une hausse spectaculaire alimentée à la fois

par une augmentation du nombre de personnes victimes

du travail forcé et par des profits plus élevés

générés par l'exploitation de ces victimes.

Le rapport souligne également

que l'exploitation sexuelle commerciale forcée représente plus des 2/3,

73 % de ces profits illégaux, suivis de l'industrie, des services,

de l'agriculture et finalement, du travail domestique.

Un constat donc très alarmant.

Pour parler aujourd'hui de ce sujet, nous avons deux invitées,

Michaëlle De Cock, qui est responsable de l'unité de recherche

du Département des principes et droits

fondamentaux au BIT et Anousheh Karvar, déléguée

du gouvernement français auprès de l'OIT, puisque nous devons souligner

que la France a en partie financé ce rapport,

et ancienne présidente de l'Alliance 8.7.

Mesdames, merci d'être avec nous.

-Merci d'être ici. -Bonjour.

-Bonjour. -Bonjour.

Ces chiffres sont quand même surprenants, sont inquiétants.

Qu'est-ce que ça veut dire exactement, ces profits dont on parle,

ces profits du travail forcé, Michaëlle ?

Vous l'avez bien mentionné dans votre introduction,

il y a toujours un nombre alarmant de personnes en travail forcé,

c'est-à-dire de personnes qui travaillent sous une menace,

qui n'ont pas choisi ce travail et qui ne peuvent pas le quitter,

qui ne peuvent pas dire non à ce qui leur est imposé,

parce qu'une menace quelconque, ça peut être une menace physique,

une menace sur la famille,

tout type de menaces leur est imposé et leur empêche de refuser cela.

C'est ce dont on parle quand on parle de travail forcé.

Ce travail forcé, nous l'avons mesuré une nouvelle fois en 2021,

il concerne pratiquement 28 millions de personnes

à n'importe quel moment, dans le monde, ce qui est énorme.

Ce que nous avons fait cette fois-ci pour la première fois,

avec cette nouvelle estimation, c'était d'essayer de mesurer quel est

le profit généré par ce travail forcé,

c'est-à-dire où va l'argent qui est volé à ces victimes.

C'est ce que nous avons mesuré.

Dans le travail forcé, on distingue plusieurs formes.

Ici, on s'est intéressé uniquement

dans le travail forcé imposé par des privés.

C'est-à-dire qu'on a laissé de côté les 4 millions de victimes

qui sont des victimes de travail forcé imposé par les États.

Peut-être, plus tard on fera une nouvelle estimation.

Là, ce n'est que l'économie privée.

Ce n'est que l'économie privée.

Dans cette économie privée, on distingue le travail forcé

qui a lieu dans les formes classiques, on va dire, du travail,

que ce soit dans l'industrie, dans l'agriculture, dans la pêche,

dans les services, du travail forcé

dans la prostitution forcée et toutes les formes

d'exploitation sexuelle imposées essentiellement à des femmes,

mais aussi à des enfants et des jeunes hommes et des jeunes femmes.

Quand on parle de profit pour l'exploitation dans le travail,

ce que nous avons mesuré, c'est quelle est la différence

entre ce que ces personnes auraient dû toucher si elles avaient

été en travail décent, et combien elles ont eu ?

Cet écart qui est mesuré, c'est ce qui est volé aux victimes.

Pour l'exploitation sexuelle,

il n'y a pas de «combien elles auraient dû toucher.»

Ce qu'on a mesuré, c'est combien touchent ceux qui les exploitent,

les proxénètes, tous les gens qui exploitent

ces personnes en prostitution forcée,

donc quel est le profit qu'ils font,

moins la toute petite partie qui va aux victimes.

Voilà ce dont on parle.

On voit quand même que c'est un problème qui touche

toutes les régions du monde.

D'après le rapport, les profits illégaux annuels sont les plus élevés

en Europe et en Asie centrale, suivis par les États arabes,

les Amériques, l'Afrique, l'Asie et le Pacifique.

Comment agir à l'échelle internationale face au travail forcé, Anousheh ?

Bonjour, et merci beaucoup de me donner cette occasion de pouvoir

parler de ce rapport absolument exemplaire et intéressant,

réalisé par l'OIT en 2024, sachant que l'édition précédente

datait de 2014, il y a 10 ans, et l'édition encore avant, datait de 2009,

où on calculait aussi le coût de la coercition au travail.

C'est très important de savoir aujourd'hui qu'on refait ce travail-là,

cofinancé par la France.

C'est la raison pour laquelle

je m'intéresse particulièrement à ce sujet,

et notamment pour voir quelles sont les incitations

économiques derrière ce travail forcé.

Parce que, permettez-moi de dire, ce n'est pas seulement une question éthique,

c'est aussi une question économique et pour les entreprises,

c'est une source d'incitation si elles voulaient

réduire le coût de la production.

C'est très important d'attirer leur attention

sur le fait que le travail forcé est passible de peine pénale.

De ce fait, il faut absolument lutter au niveau

national et au niveau international contre ce fléau.

Pourquoi il est important de mettre l'accent sur les entreprises?

Parce que neuf travailleurs sur 10 victimes

de travail forcé se trouvent dans le secteur privé,

86 % très précisément.

C'est très important d'avoir des actions

particulières au niveau des entreprises,

au niveau national et international,

vous avez raison de le dire, car il est très important de lutter

contre la concurrence déloyale des entreprises

qui font appel au travail forcé

contre les autres qui ont des pratiques vertueuses.

C'est aussi un élément économique important pour que la concurrence

entre les entreprises soit loyale.

Ce n'est pas seulement la responsabilité des entreprises

et c'est aussi la responsabilité des États,

car les États ont un rôle important à jouer

pour l'identification du travail forcé.

L'inspection du travail, des institutions du marché du travail,

sont très importantes pour promouvoir le dialogue social,

car dans les entreprises où il y a des organisations

syndicales qui sont des vigies des relations au travail,

c'est un élément important.

La promotion du recrutement responsable dans les entreprises,

c'est aussi du rôle des États.

Enfin, après l'identification,

la question de la punition, de la poursuite pénale,

est un élément important pour donner

un signal de la part des États vers les entreprises.

Ce sont des actes illégaux qui sont passibles de peine.

Absolument, d'ailleurs c'est ce qu'on disait au début,

c'est un argent qui, un peu, disparaît du système, mais non seulement

qui est un problème pour les victimes du travail forcé,

mais qui est un problème aussi pour le système économique

et pour les autres entreprises.

-Absolument. -Pour les États aussi.

-Pour les États. Ce sont d'abord les victimes.

-Ça gangrène un peu tout le système.

Absolument, le chiffre que nous présentons

dans ce rapport est conservatif,

parce que c'est uniquement la partie des salaires, on pourrait dire,

ou des revenus volés aux victimes.

On n'a pas, dans ce rapport-là, estimé quelle est la partie,

par exemple, des taxes non payées, des charges sociales non payées.

Tout ça vient en plus dans les profits.

J'aimerais revenir sur le point très important soulevé par Anousheh

sur la migration quand vous avez parlé

du recrutement et des frais de migration.

Vous vous souvenez peut-être dans ce rapport sur le travail forcé,

nous avions réussi à mesurer que les personnes en situation

de migration internationale pour le travail

étaient trois fois plus à risque d'être au travail

forcé que les gens qui résident dans le pays.

C'est énorme. Trois fois plus.

Ici, dans ce rapport,

nous avons mesuré pour ces migrants internationaux un autre chiffre,

qui est combien, de nouveau,

est volé à ces personnes-là par des frais de recrutement abusifs.

Vous le savez, l'OIT recommande

que personne ne paie pour être recruté.

Or, nous avons pu mesurer, grâce à toutes les données collectées,

qu'il reste encore une énorme partie de frais fictifs,

parfois imposés aux migrants pour aller travailler.

Ça fait partie des profits qui, de nouveau,

vont dans la poche de la personne qui les exploite

au détriment des travailleurs.

Justement, le rapport souligne qu'il n'est pas possible de mettre

fin au travail forcé uniquement par des mesures

d'application de la loi et que ces mesures doivent

s'inscrire dans un cadre d'une approche globale,

puisque le problème est tellement grand, et ce qu'on disait avant,

dans toutes les régions.

Que faudrait-il faire?

Quelles sont les mesures qu'il faut prendre, en particulier,

surtout au niveau des gouvernements, Anousheh?

Oui, merci de me donner l'occasion de bien préciser que,

pour agir sur le travail forcé, il faut aussi agir

sur les causes profondes du travail forcé.

Les causes profondes du travail forcé sont la pauvreté,

l'informalité du travail, l'absence de protection sociale

pour les personnes qui ont le travail forcé

comme seul moyen de subvenir à leurs

besoins et aux besoins de leurs familles.

Ces éléments-là sont du ressort des gouvernements.

Offrir effectivement des socles

de protection sociale à toute la population, à tous les travailleurs,

c'est un élément important qui relève des gouvernements, mais aussi,

il y a l'élément "salaires décents".

Là, les entreprises et les gouvernements doivent travailler main dans la main

pour qu'un salaire vital décent

soit proposé à tous les travailleurs.

Sur ce salaire décent vital, un travail remarquable a été réalisé

par les experts de l'OIT en tripartite pour parvenir à un cadre

international universel sur le salaire vital, car sans salaire vital,

il ne pourrait pas y avoir de lutte contre la pauvreté.

La politique de rémunération relève aussi des entreprises.

Regardez par exemple ce qui se passe dans le secteur de la pêche.

Si on continue à payer, à rémunérer les pêcheurs à la part

de la prise de pêche, ou dans l'agriculture,

si on continue à rémunérer les agriculteurs

sur une rémunération à la pièce ou dans la manufacture, évidemment,

on poursuit une politique qui ne favorise pas la sortie de la pauvreté,

qui ne favorise pas la fin du travail forcé.

J'aimerais revenir sur un point et abonder dans le sens d'Anousheh

sur la nécessité d'avoir un système de protection sociale.

D'où vient cette recommandation?

Elle vient des données que l'on collecte.

J'en profite pour remercier

la France qui a soutenu cette recherche et bien d'autres recherches.

Nous avons besoin de ces données pour comprendre.

Pour comprendre ce qui se passe vraiment sur le terrain.

Nous avons besoin de comprendre ce qui se passe

et donc être plus efficaces dans nos recommandations.

La protection sociale,

c'est une réponse en particulier à tous les chocs,

qu'ils soient économiques, sociaux, de santé parfois,

qui vont arriver dans des ménages

où il va y avoir une mauvaise récolte à cause de la sécheresse.

Tout ce qui se passe avec le changement climatique, on le sait,

risque encore d'augmenter, il paraît.

Parce que l'agriculture est l'un des secteurs les plus touchés.

Absolument.

Une sécheresse dans une famille qui n'a comme ressource

que la ferme sur laquelle elle produit les produits qu'elle vend,

sécheresse, pas de revenus,

la famille va être à la merci des recruteurs abusifs qui vont

profiter de la situation et mettre les gens en travail forcé.

Ils vont être à même d'accepter n'importe quel travail non-décent.

Ça peut être aussi le décès, la maladie du père, de la mère qui

fragilisent les gens.

La protection sociale, c'est une réponse à ces chocs.

Il y a non seulement les gouvernements au niveau national,

mais aussi une coopération internationale,

puisque c'est quand même un phénomène mondial.

Comment doivent coopérer les gouvernements pour s'assurer que,

d'un point de vue international,

ce phénomène ne se déplace pas d'un pays à un autre en fonction

des lois qui sont mises en place au niveau national?

Effectivement, il faut qu'il y ait

une coopération importante entre les États,

notamment pour débusquer les réseaux criminels

qui sont parfois à l'origine du travail forcé.

Je veux revenir sur l'exploitation sexuelle à des fins commerciales.

Il faut savoir que, comme vous l'avez dit, 2/3 du total des profits,

73 %, relève de l'exploitation sexuelle à des fins commerciales,

alors que les victimes

de l'exploitation sexuelle ne sont que 27 % du total des victimes.

On voit que la pratique illégale

la plus profitable se trouve à ce niveau-là.

Ce n'est pas un hasard si l'Europe et l'Asie centrale ressortent

comme les régions où il

y a le plus de profits illégaux retirés

du travail forcé et de l'exploitation sexuelle.

Je pense que la réponse pénale est un élément important et cette réponse

pénale peut s'uniformiser

et se coordonner au niveau international.

La France est très fière car en 2022,

nous avons prononcé 1 046 condamnations pour le proxénétisme,

le travail forcé, la traite des êtres humains,

la mendicité, qui sont tous des éléments

qui tournent autour du travail forcé.

Parmi ces 1 046 condamnations,

673 étaient des peines de prison ferme

avec une moyenne de 26 mois de prison ferme.

Je pense que la réponse pénale

ne peut être qu'une réponse internationale,

comme vous l'avez si bien souligné.

Sinon, le fléau se déplace d'un pays à l'autre pour trouver

les pays qui sont hors la loi sur ces questions-là.

Dans la réponse internationale, il y a également,

comme dans les Objectifs de développement durable, le 17, si je ne me trompe pas,

la coopération internationale.

Vous le savez, au BIT, une grande partie de notre travail,

va être de faire des échanges de connaissances, de bonnes pratiques,

ce qui a marché dans un pays peut marcher dans un autre,

un échange d'informations, un échange d'expériences,

exactement, formation et puis le soutien financier

à des projets de mise en œuvre de, par exemple,

la mise en application de la détection

et de la condamnation de ceux qui exploitent les gens.

Former et le soutenir pour le mettre

en œuvre dans des pays du Sud.

Il y a aussi un dernier point que je voudrais aborder,

qui est celui des chaînes d'approvisionnement.

Comment faire justement pour lutter

contre le travail forcé dans les chaînes d'approvisionnement et être sûr

que ce fléau est combattu à ce niveau-là?

Évidemment, beaucoup de nos entreprises multinationales au niveau

des pays du Nord vont vous dire qu'elles ne connaissent pas

très bien la réalité du travail forcé dans leurs chaînes

d'approvisionnement mondiales au niveau des filiales, des sous-traitants,

parfois éloignés géographiquement.

C'est tout le rôle des principes

de l'ONU sur les droits de l'homme et les entreprises,

mais aussi les lois de devoir de vigilance qui sont prises au niveau

national et maintenant au niveau européen et international,

pour que les entreprises parviennent à débusquer le travail

forcé tout le long de leurs chaînes d'approvisionnement.

Cela nécessite la mise en place d'une co-responsabilité

entre les pays du Sud et les pays du Nord.

D'où l'importance de ces plateformes,

de ces coalitions internationales dont

l'Alliance 8.7 est un exemple très parlant.

C'est-à-dire que nous réunissons au titre

du partenariat mondial tous les acteurs concernés,

toutes les parties prenantes, dans une démarche de collaboration,

tout le long des chaînes d'approvisionnement,

mais aussi dans chaque pays,

pour mettre toutes les parties du gouvernement,

tous les ministères concernés autour de la table,

pour une stratégie globale mais aussi nationale et locale.

C'est-à-dire on ne peut pas avoir une stratégie globale

s'il n'y a pas de mise en œuvre au niveau local dans les pays.

Merci beaucoup pour cet aperçu.

Aujourd'hui, nous avons parlé de la dimension économique

du travail forcé avec Michaëlle De Cock,

qui est responsable de l'unité de recherche du Département

des principes et des droits fondamentaux du BIT, et Anousheh Karvar,

déléguée du gouvernement français auprès de l'OIT.

C'est la fin de notre podcast.

Dans les semaines à venir, nous continuerons à parler des changements

qui bouleversent le monde du travail.

Pour l'instant, nous vous disons Au revoir et à très bientôt

pour un autre épisode des voix de l'OIT.

[musique]