Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode des Voix de l'OIT,
un podcast de l'OIT qui aborde les questions
et les problématiques du monde du travail,
et les profondes transformations qu'il est en train de vivre.
Aujourd'hui, nous allons parler de l'économie informelle
à l'occasion de la Journée de la justice sociale,
le 20 février,
dans un contexte international marqué par la crise de la COVID-19.
La principale pourvoyeuse d'emploi,
l'économie informelle concerne la moitié de la main d'œuvre
et plus de 90 % des petites et moyennes entreprises
dans le monde selon l'OIT.
C'est quoi l'économie informelle ?
Qui y travaille ?
Quelles sont les causes de l'informalité dans un contexte national donné ?
Bref, l'économie informelle nous intéresse.
[musique]
Pour en parler, nous avons deux invités.
D'abord, Frédéric Lapeyre,
directeur du Bureau pays de l’OIT pour la Côte d'Ivoire,
le Bénin, le Burkina Faso et le Mali, le Niger et le Togo.
Il est par ailleurs responsable des questions de transition
vers l'économie formelle au Bureau régional Afrique de l'OIT.
Bonjour à vous, Frédéric.
-Bonjour.
-Deuxième invitée de cette émission, Marcelline Douai Adopo,
coordonnatrice générale du Comité Intersyndical pour
la Transition vers l'Économie Formelle en Côte d'Ivoire,
CITEF-CI.
Elle s'occupe également du travail décent
des travailleurs indépendants au sein de la Centrale syndicale Dignité.
Bonjour à vous, Marcelline.
-Bonjour monsieur.
-Maintenant que le décor est planté,
entrons tout de suite dans le vif du sujet avec vous, Frédéric.
Pour monsieur Tout-le-Monde, quand on parle économie informelle,
autrement dit,
quelle définition donnez-vous à l'économie informelle, Frédéric ?
-Il y a plusieurs définitions de l'économie informelle.
Nous, l'Organisation internationale du Travail,
quand on parle d'économie informelle,
on désigne toutes les activités économiques des travailleurs
et des unités économiques
qui en droit ou en pratique, et ça, c'est important,
ne sont pas couvertes ou sont insuffisamment couvertes
par des dispositions formelles,
c'est-à-dire par les cadres réglementaires et légaux.
Une fois qu'on a dit ça,
qu'est-ce qu'il y a derrière une telle définition ?
C'est la réalité du monde du travail de la plupart des pays
à bas et moyens revenus.
C'est-à-dire que c'est cette multitude de micro
et de petites entreprises non enregistrées à l'administration fiscale
et dont les salariés ne sont pas enregistrés,
donc pas couverts en termes de protection sociale
ou de droit du travail.
C'est cette multitude d'autoentrepreneurs ou encore,
de travailleurs indépendants qui sont non enregistrés.
Ce sont aussi les salariés des entreprises du secteur formel
qui, elles, sont enregistrées, mais qui ne déclarent pas
leurs travailleurs
et ce sont les travailleurs domestiques non déclarés
par leur employeur.
Il faut préciser que la participation à l'économie informelle
n'est généralement pas un choix pour la plupart de ces acteurs,
mais la conséquence du manque d'opportunités dans l'économie formelle.
L'économie informelle, c'est d'abord là
où les laissés-pour-compte des politiques de développement économique
génèrent un revenu pour subvenir à leurs besoins.
Il faut aussi comprendre que l'économie informelle
est à la fois un lieu d'un grand dynamisme entrepreneurial
et un lieu de grande vulnérabilité marqué par de très bas revenus,
très bas niveau d'éducation, faible productivité,
un accès limité aux produits financiers,
l'absence de couverture de protection sociale,
des problèmes de santé et de sécurité au travail,
mais aussi de harcèlement et de violence au travail
et enfin, de travail des enfants.
C'est dans ce cadre que tout processus de formalisation
ne doit pas compromettre les possibilités de subsistance
ou d'entrepreneuriat,
mais créer les conditions d'une transition vers l'économie formelle
en comprenant pourquoi les acteurs opèrent dans l'économie informelle,
en identifiant les obstacles à leur transition vers l'économie formelle
et en formulant avec eux des cadres d'appui incitatifs
à leur transition.
-C'est cela.
Marcelline, vous avez longtemps exercé dans l'économie informelle.
Comment vous la définissez ?
Avez-vous une autre perception de ce qu'est l'économie informelle ?
-Pour moi l'économie informelle,
c'est l'ensemble des activités que nous menons
qui ne sont pas réglementées.
Il y a des personnes, comme moi, je suis individuelle,
il y en a d'autres qui le font au sein d'une famille.
Ce sont des activités génératrices que nous menons,
mais nous ne sommes pas réglementés, nous ne sommes pas organisés.
C'est comme ça que nous comprenons l'économie informelle.
Nous ne sommes pas structurés,
nous n'avons pas assez de compréhension des autres entreprises.
Nous sommes dans l'illégalité totale.
C'est comme ça que je comprends l'économie informelle.
-Très bien.
Je reviens à vous, Frédéric.
Qui sont ceux qui travaillent dans le secteur informel ?
Quel est leur profil ?
Y a-t-il plus d'hommes que de femmes ou le contraire ?
Dans quelles conditions travaillent-ils, ces acteurs de l'économie informelle ?
Comment vivent-ils, Frédéric ?
-L'économie informelle et les caractéristiques
de ceux qui y travaillent dans l'économie informelle,
ça a longtemps été une boîte noire d'un point de vue statistique,
même si c'est travailler à la vue de tous.
Ces dernières années, notamment grâce au soutien
de l'Organisation internationale du Travail,
les instituts nationaux de statistique ont produit énormément d'informations
qui permettent de mieux comprendre qui sont ces travailleurs
de l'économie informelle.
Si on doit définir les grandes caractéristiques
de ceux qui sont dans l'économie informelle,
ils vont être jeunes :
les jeunes sont surreprésentés dans l'économie informelle ;
ils vont être très peu éduqués, avec des niveaux de formation
et de développement des compétences très faibles ;
ils vont être, dans la plupart des régions,
mais pas toutes les régions du monde, en majorité des femmes ;
ils vont travailler dans des très petites entreprises
de moins de 10 travailleurs
ou ils vont être des travailleurs indépendants,
des vendeurs de rue, et cetera, ils vont travailler à leur propre compte.
Ils vont aussi être surreprésentés dans certains secteurs d'activité :
dans l'agriculture,
où la plupart de l'emploi
dans les pays à bas et moyens revenus dans l'agriculture
sont des emplois informels ; aussi, dans certains secteurs d'activité,
comme les travailleurs domestiques ;
certains groupes de travailleurs, comme les travailleurs migrants ;
aussi, des personnes déplacées ou des réfugiés
qui perdent les moyens de génération de revenus qu'ils avaient auparavant
et qui doivent générer des revenus dans l'économie informelle.
-C'est cela.
Frédéric vient de le dire.
Marcelline, racontez-nous votre propre histoire puisque vous-même,
vous avez exercé dans le secteur informel, n'est-ce pas ?
-Bien sûr.
J'ai exercé dans le secteur informel depuis 30 ans.
J'ai commencé d'abord par une formation de couture
et je suis sortie en tant que couturière artisane.
Je me suis installée à mon propre compte,
d'abord dans un petit marché précaire au quartier d'Abobo,
et c'est là que j'ai commencé à mener ma couture
le plus simplement possible.
J'avais quand même un des moyens pour pouvoir survenir
aux besoins de la maison.
Je pouvais aussi aider monsieur avec le peu que je recevais de ma couture.
Il y a une chose qui m'a frappée, c'est qu'à travers monsieur,
j'ai pu bénéficier d'une allocation familiale,
c'est-à-dire pendant mes accouchements.
Je constatais que, nous qui sommes dans le secteur,
nous n'avons pas ce privilège.
C'est comme ça que dans mes recherches,
j'ai dit : « Moi aussi, en tant qu'actrice de l'économie informelle,
je peux bénéficier de ce privilège.
Je ne peux rester encore à ce niveau où je ne bénéficie de rien.
À supposer que la pension de monsieur à sa retraite n'arrive pas
à subvenir à nos besoins, qu'est-ce que je ferai ? »
C'est comme ça que l'idée de pouvoir chercher à avoir une activité,
c'est-à-dire protéger mon activité,
l'idée de pouvoir me sécuriser m'est venue.
-Marcelline, je l'ai dit tantôt, vous êtes véritablement
dans le secteur informel.
Comment vous l'avez vécu cet impact de la COVID-19 sur vos activités ?
Surtout, vous vous occupez des travailleurs indépendants.
Comment est-ce que ces personnes ont vécu ou continuent de vivre cette COVID-19 ?
-Cette situation de COVID-19 a rendu encore plus vulnérables
les travailleurs indépendants
et à côté d'eux, les travailleurs domestiques,
parce qu'il y en a beaucoup qui ont perdu leur emploi.
Dans le secteur domestique, beaucoup ont perdu leur emploi,
ont été renvoyés.
Ces personnes manquent de protection sociale.
Elles ne sont pas protégées, elles ne sont plus salariées.
Pour ceux qui sont maintenus, le salaire a été totalement réduit.
Cela devient encore plus fort pour nous parce que ce sont des pères,
des mères de famille.
La situation de COVID n'a pas été vraiment aisée
pour les acteurs de l'économie informelle,
tant que pour les travailleurs domestiques.
Il faut dire que nous avons été tous frappés.
Au niveau des travailleurs domestiques, le confinement a--
Elles ont subi des violences physiques,
elles ont subi même des violences psychologiques
parce que les patrons trouvaient que c’est eux qui allaient venir
les contaminer ; s’ils sortent, ils ne rentrent plus.
Vraiment, la situation est plus compliquée au niveau des travailleurs domestiques.
-Consciente sûrement de son importance dans le développement économique
de chaque pays,
l’OIT a entrepris depuis quelques années des processus de transition
de l'économie informelle vers l'économie formelle.
Frédéric, vous qui vous occupez de ces questions-là,
en quoi consiste cette transition et quelles sont les différentes étapes
pour y arriver ?
-Bien sûr, c'est un défi dans beaucoup de pays où 60, 70, 80,
voire 90 % de l'emploi est informel.
On voit l'ampleur du défi de la transition de l'économie informelle
vers l'économie formelle.
Depuis un certain nombre d'années, il y a des efforts qui sont faits
au niveau national ;
il y a des efforts qui sont faits au niveau
des organisations internationales et notamment,
par l'Organisation internationale du Travail.
Il y a des enseignements qu'on peut tirer sur ce qui marche
et ce qui ne marche pas en termes de transition
de l'économie informelle vers l'économie formelle.
Ce que l'on sait déjà, c'est qu'il n'y a pas de recette magique.
Il n'y a pas une recette qu'on pourra appliquer
dans tous les pays qui permettrait de sortir
de l’informalité rapidement et facilement.
Ce qui marche, ce sont des stratégies intégrées.
C'est-à-dire qu'au niveau national, beaucoup ont des politiques
de protection sociale, d'appui aux entreprises
ou de santé sécurité au travail et le plus souvent,
ils n'ont pas été coordonnés dans un cadre commun d'un plan d'action
pour la formalisation ou d'une stratégie nationale
de transition vers l'économie formelle.
Cet effort de mise en cohérence des politiques est essentiel.
Deuxièmement, la question d’un programme intégré,
c'est-à-dire qui couvre différentes dimensions.
Si on veut s'attaquer à la question de la formalisation,
on voit bien qu'il y a trois grands domaines de politique.
Premier domaine de politique, c'est le fait que vous avez
une masse de travailleurs d'unités économiques
qui sont présentement dans l'économie informelle.
Si on veut formaliser, il faut les accompagner
dans un processus de formalisation.
À partir de là, comment formaliser les unités économiques des entreprises,
les micro, les petites entreprises ?
Quels types d'incitations pour faire en sorte
qu'elles s'engagent dans un processus de formalisation et d'enregistrement ?
Aussi, toute la question de l'enregistrement des travailleurs,
notamment de l'enregistrement à des mécanismes de protection sociale,
d'assurance maladie et de pension des travailleurs.
Ça, c'est vraiment une première dimension
qui est celle de transition de l'emploi informel
vers l'emploi formel pour ceux qui sont déjà en économie informelle.
Le deuxième domaine de politique,
c'est le fait que vous avez des nouveaux entrants
en permanence sur le marché du travail,
notamment sur un continent comme le continent africain
où vous avez beaucoup de jeunes qui rentrent chaque année
sur le marché du travail.
S'ils ne trouvent pas d'emploi dans l'économie formelle,
ils seront obligés de se diriger vers l'économie informelle.
Là, il y a tout un effort à faire pour avoir une croissance économique
inclusive qui offre des opportunités d'emplois
décents dans l'économie formelle pour tous ces jeunes
entrant sur le marché du travail.
La troisième dimension de cette stratégie intégrée
est vraiment sur comment bloquer les processus de basculement
de l'économie formelle vers l'économie informelle.
Ce qu’on voit aussi, il y a un certain nombre d'entreprises
qui sont formelles et qui ont tendance à repasser
à l’informalité ou à ne pas déclarer une partie de leurs travailleurs
et à les priver des droits qu’ils pourraient avoir
en étant formelles.
Là, ce sont toutes les politiques qui sont liées à la lutte
contre la corruption, la lutte pour avoir une fiscalité
peut-être moins pénalisante pour les petites entreprises,
l'accroissement de la productivité des unités économiques,
mais aussi un renforcement des corps d'inspection
afin d'appliquer et de mettre en application les cadres légaux
et réglementaires qui doivent protéger les travailleurs.
-Marcelline, vous coordonnez le Comité Intersyndical
pour la Transition vers l'Économie Formelle,
CITEF-CI, en Côte d'Ivoire.
Dites-nous comment vous procédez, sur quoi vous mettez l'accent,
parlant de transition de l'économie informelle vers le formel ?
Sur quoi vous mettez l'accent sur le terrain ?
-Il faut d'abord dire que nous faisons la promotion.
Il faut promouvoir le travail décent des travailleurs
de l'économie informelle à travers la formalisation.
D'abord, un, les fonctions de la protection sociale
dans tous les domaines d'activité,
particulièrement sur les soins de la santé.
Vraiment, nous mettons l’accès aux soins de santé.
C'est très important pour nous parce que vous savez,
les acteurs de l'économie informelle, ce sont ceux qui se lèvent très tôt,
qui rentrent très tard, donc la santé est capitale pour nous.
Sans la santé, il n'y a pas de productivité.
La promotion de leurs droits pour permettre
les meilleures conditions de travail.
Pourquoi pas même, la santé, la sécurité au travail ?
Nous mettons l'accent aussi sur la santé et leur sécurité
dans leur milieu de travail parce que nous savons
que c'est un milieu insalubre.
Il faut pouvoir leur dire qu'on a le droit et le devoir de rendre
nos lieux très propres.
Cela aussi va venir.
Nous faisons aussi la promotion de l'organisation
de toutes ces personnes pour faire entendre leur voix
à la négociation et dans le dialogue social.
-Quel est le coût de la formalisation et que gagnent
les acteurs de l'économie informelle en formalisant leur entreprise, Frédéric ?
-Oui, c'est une question fondamentale qui va déterminer le succès
ou non de n'importe quelle intervention pour faciliter la transition
de l'économie informelle vers l'économie formelle.
Il faut bien voir que les acteurs de l'économie informelle
sont des acteurs rationnels qui vont essayer d'apprécier
quel est le coût, quelles sont les bénéfices
qu'ils peuvent tirer de ce processus de formalisation.
Si on regarde un peu quelles sont leurs priorités
et leurs préoccupations,
on n'est pas forcément pauvre dans l'économie informelle,
mais on est toujours vulnérable.
Une des premières demandes et attentes des acteurs
de l'économie informelle, c'est qu'on réduise cette vulnérabilité.
Notamment, il y a des attentes très fortes en termes d'accès à l'assurance maladie,
d'accès à des régimes de pension,
d'accès aussi à des régimes d'accidents de travail,
qui couvrent les accidents de travail ou qui couvre aussi le congé maternité
pour les femmes qui travaillent au sein de l'économie informelle.
Toutes ces questions-là sont fondamentales.
Si on regarde un peu les différentes générations
qu’il y a eues de politiques de formalisation
par rapport à ces attentes des acteurs de l'économie informelle,
la première génération de politiques, c'était faciliter l'enregistrement
et promouvoir une fiscalité adaptée par rapport
à ces micro et petites unités économiques.
C'est bien, mais même si ce n'est pas coûteux
et rapide de s'enregistrer et de se formaliser,
on ne gagne rien dans ce processus-là si on ne s'enregistre pas.
La deuxième génération de politiques de formalisation a combiné
cette nécessaire facilitation de l'enregistrement
et fiscalité plus attractive avec des bénéfices réels
pour les acteurs de l'économie informelle.
C'est-à-dire l'accès à une couverture maladie,
l'accès aux congés de maternité,
l'accès à des régimes de pension,
mais aussi l'accès à des marchés publics,
un meilleur accès à des modes de financement
ou à la formation professionnelle.
C'est vraiment important de pouvoir intégrer
dans une politique de transition cette dimension incitative
pour les acteurs de l'économie informelle.
-Le sujet est très exaltant et nous ne pouvons pas
dans le cadre d'une seule émission,
aborder tous les aspects de cette question très importante.
Sûrement que nous allons revenir dans un autre épisode
sur cette question d'économie informelle qui reste véritablement d'actualité.
Merci à vous, Frédéric Lapeyre.
Vous êtes directeur du Bureau pays de l'OIT pour la Côte d'Ivoire,
le Bénin, le Burkina Faso,
le Mali, le Niger et le Togo,
et par ailleurs, responsable des questions de transition
vers l'économie formelle au Bureau régional Afrique de l'OIT.
Merci encore à vous, Frédéric.
-Merci, François et merci à mon amie et camarade Marceline
d'avoir été avec nous.
-Très bien. Merci également à vous,
Marceline Douai Adopo,
coordonnatrice générale du Comité intersyndical
pour la transition
vers l'économie informelle de Côte d'Ivoire, CITEF-CI,
et spécialiste du travail décent des travailleurs indépendants
au sein de la centrale syndicale Dignité.
-Merci.
-Avec vous, nous avons parlé aujourd'hui de l'économie informelle.
Nous continuerons à parler des changements dans le monde du travail
dans les prochaines semaines.
D'ici là, merci de nous avoir suivis et à très bientôt
pour un autre épisode des Voix de l’OIT.
[musique]