[musique]
- Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode des Voix de l’OIT,
un podcast dans lequel nous parlons des problèmes
et des enjeux du monde du travail
et des profondes transformations qu’il est en train de vivre.
Aujourd’hui, nous allons parler des normes internationales du travail,
ces instruments juridiques élaborés
par ce que l’on appelle les mandants de l’OIT,
c’est-à-dire les représentants des gouvernements,
des employeurs et des travailleurs.
Depuis 1919, depuis sa fondation, l’OIT établit et développe
un système de normes internationales du travail
sur toutes sortes de questions
qui se posent quotidiennement dans le monde du travail,
ainsi qu’un système de contrôle sur la mise en œuvre effective
de ces normes.
Les domaines couverts sont nombreux: la santé, la sécurité au travail,
les salaires, le temps de travail, la politique et la promotion d’emploi,
le développement des compétences, pour n’en citer que quelques-uns.
À ce jour, les 187 États Membres de l’OIT ont adopté 190 conventions,
6 protocoles et 206 recommandations.
Nous allons parler de ce sujet avec Éric Gravel, juriste,
spécialiste des normes internationales du travail au sein de l’OIT.
Bonjour Éric, merci d’être avec nous aujourd’hui.
- Bonjour.
- Éric, pourquoi les normes internationales du travail sont-elles importantes
et quel est exactement leur objectif ?
- Merci Isabelle.
Pour contextualiser un peu
ce que sont les normes internationales du travail,
il faut d’abord comprendre que pour assurer
des règles équitables au sein d’une économie mondialisée,
ça requiert une action au niveau international.
La communauté internationale, en général,
relève ce genre de défi en élaborant des instruments juridiques
par exemple sur le commerce,
la finance,
l’environnement,
les droits humains et les questions liées au travail.
L’OIT contribue à ce cadre juridique international
en élaborant et en cherchant à promouvoir
des normes internationales du travail qui visent à garantir que la croissance
et le développement économiques aillent de pair
avec la création d’emplois décents.
Évidemment, la structure tripartite unique de l’OIT assure à ces normes
le soutien tant des gouvernements que des employeurs et des travailleurs.
On peut donc dire que les normes internationales
du travail constituent les normes sociales minimales
convenues par tous les acteurs de l’économie mondiale.
Maintenant,
un peu plus concrètement, les normes internationales
du travail sont des instruments, comme je l’ai dit,
juridiques qui sont soit des conventions ou des protocoles,
c’est-à-dire des traités internationaux
juridiquement contraignants pouvant être ratifiés
par les États Membres, soit des recommandations
qui servent de principes directeurs pour guider ou influencer
la législation d’un pays au niveau national,
mais ayant un caractère non contraignant sur le plan légal.
- Depuis 1919, le monde du travail a énormément évolué,
comment ont changé les normes internationales
du travail au cours de ces 100 dernières années?
- En termes d’évolution, il y a deux types d’évolution.
Les thèmes des normes ont changé
et le rythme d’adoption de ces normes a aussi changé.
Il faut se rappeler qu’en 1919, il s’agissait de répondre
aux défis posés par la révolution industrielle,
également par la reconstruction, notamment en Europe
après la Première Guerre Mondiale.
Les thèmes des premières conventions internationales
du travail adoptées
étaient par exemple la durée du travail,
le travail de nuit des femmes,
le travail de nuit des enfants,
l’âge minimum dans l’industrie, l’âge minimum dans l’agriculture
et cetera.
Alors qu’aujourd’hui,
évidemment les thèmes des nouveaux instruments
qui vont être adoptés sont influencés par les thématiques contemporaines.
Par exemple, la dernière convention internationale
du travail qui a été adoptée en 2019 traitait de la violence
et du harcèlement au travail.
Évidemment, cette convention a été adoptée par les mandants de l’OIT
dans le sillage du mouvement «Me too»
pour faire face à ces questions de violence et de harcèlement au travail.
Quelques années auparavant, il y avait eu également
une convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques
puisqu’il y avait un large consensus dans la communauté internationale
qu’il fallait offrir une protection accrue à ces travailleurs,
notamment les travailleurs domestiques migrants.
La crise du Covid également nous a montré l'importance de la santé
et de la sécurité au travail.
D'ailleurs, l'OIT a reconnu que le droit à un milieu de travail sûr
et salubre fait maintenant partie des droits fondamentaux au travail,
donc il y a des thématiques
sur les futurs instruments qui vont être liées à la santé
et la sécurité au travail.
Ça, c'est une première évolution sur les thèmes traités
dans les instruments adoptés
et une deuxième évolution,
c'est le rythme d'adoption.
Évidemment, il y a un siècle, au début de la création
de l'OIT,
les premières années, on adoptait beaucoup de normes.
On adoptait parfois plusieurs conventions et recommandations la même année.
On adoptait des instruments à un rythme soutenu
parce qu'il fallait couvrir
plusieurs thématiques liées au travail,
alors qu'aujourd'hui ce rythme soutenu a considérablement ralenti.
On adopte moins de normes, tout simplement
parce qu'on a couvert énormément de domaines.
La plupart des thèmes liés au travail sont maintenant couverts
par les normes internationales du travail, mais il y a toujours
des nouvelles thématiques, des nouvelles problématiques
qui surgissent et parfois, on identifie
aussi des lacunes
dans la protection de certains groupes de travailleurs
qui nécessitent l'adoption d'un nouvel instrument.
- Comme vous nous le dites, les normes internationales
du travail suivent l'évolution du monde du travail,
mais comment sont-elles créées entre les mandants dont on parle,
la structure tripartite de l'OIT, entre gouvernements,
employeurs et représentants des travailleurs?
- Les normes sont créées essentiellement par des discussions,
comme vous l'avez dit, au sein des mandants de l'OIT.
Souvent ça va être une question qui préoccupe
toute la communauté internationale,
comme je l'ai mentionné par rapport au harcèlement,
la violence faite au travail, les questions de santé
et sécurité au travail.
Les normes internationales du travail sont parfois le fruit de débats
qui ont lieu entre les mandants des 187 pays membres de l'OIT,
et elles sont la concrétisation d'un consensus international
qui se dégage sur la façon dont un problème particulier
concernant le travail pourrait être traité à l'échelon mondial.
Parfois, elles sont aussi le résultat d'un exercice à l'interne.
Par exemple, depuis 2015,
on a créé un mécanisme d'examen des normes
qui s'assure de la pertinence des normes internationales
du travail, qui s'assure que le corpus des instruments est à jour
et répond aux besoins actuels du monde du travail.
Un bel exemple, c'est cette année, en 2023,
nous devrions adopter,
pendant la Conférence internationale du Travail,
un nouvel instrument sur les apprentissages de qualité.
Comment cette thématique est-elle venue sur l'agenda de la conférence?
C'est ce mécanisme d'examen des normes
qui examine le corpus des instruments pour voir s'ils sont toujours à jour.
Ce mécanisme a identifié des lacunes dans la protection des apprentis.
Une question a été mise à l'ordre du jour de la Conférence internationale du Travail
pour discuter de l'adoption d'un instrument international visant
à mieux protéger les apprentis et offrir un cadre réglementaire
pour les apprentissages de qualité.
Là, je rentre dans un domaine un peu plus technique,
on parle de double discussion.
On envoie en amont des questionnaires à tous les États Membres
ainsi qu'aux organisations de travailleurs et d'employeurs dans les pays concernés,
on leur demande quel est l'état de leur législation nationale
sur cette question, en l'occurrence la question des apprentis
et de l'apprentissage, quelles sont les bonnes pratiques,
est-ce qu'il existe déjà des lois au niveau national,
et sur la base des réponses que l'OIT reçoit de ces mandants,
on prépare un projet d'instrument.
Ce projet d'instrument va être discuté une première fois
à la Conférence internationale du Travail, donc il a été discuté.
Ce projet d’instrument, en l’occurrence, est une recommandation
sur les apprentissages de qualité.
Il a été discuté l'année dernière en juin,
pendant la Conférence internationale du Travail,
et une deuxième discussion va avoir lieu cette année,
qui devrait mener à l’adoption de cet instrument.
- Justement, comment se déroulent ces discussions?
Je crois que vous pouvez nous raconter un petit peu ce qui se passe
dans les coulisses au sujet de cette norme sur l'apprentissage.
Après, nous aborderons comment sont respectées
ces normes internationales du travail.
- La norme pour l’apprentissage, évidemment,
c’est une discussion tripartite.
Il y a des représentants des travailleurs, des employeurs et des gouvernements.
Ils travaillent sur le projet de texte qui a été proposé
par le Bureau suite aux réponses reçues dans les questionnaires
qu'on a envoyés aux mandants.
Après, évidemment, il y a des discussions politiques.
Chacun défend un peu ses intérêts.
On essaie de trouver des consensus,
Chacun doit faire des compromis.
On va essayer de dégager un consensus sur un texte qui convient à tous.
Les négociations sont parfois ardues, elles sont parfois longues.
Elles peuvent se dérouler jusque tard dans la nuit et même parfois
sur des questions qu’on n’attendait pas.
Là, je vous donne une anecdote qui s'est passée l'année dernière.
Mon pays d’origine, le Canada,
voulant bien faire,
a proposé un amendement au texte de l'instrument
qui était proposé.
La délégation canadienne se préoccupait du fait que les mesures qu’on demandait
de prendre au gouvernement pour assurer la protection
des apprentis ne soient pas hors du cadre du code du travail ou de la législation
du travail national habituel.
Le Canada voulait rajouter dans l’instrument
une clause disant:
«Les États Membres doivent prendre des mesures
en accord avec leur législation nationale.»
Évidemment, ça, c'est une question qui a du sens
si dans un pays,
la législation nationale est déjà solide, accorde déjà une bonne protection
aux travailleurs, et notamment dans le cas d'espèce pour les apprentis.
Mais il y a des pays, on le sait, où la législation permet
certaines discriminations contre les femmes,
contre des minorités, contre certains groupes,
n'offrent peut-être pas toutes les garanties nécessaires
pour des relations de travail harmonieuses.
Dans un instrument international qui se situe au-dessus
de la législation nationale, on ne peut pas faire référence
à des mesures qui doivent être prises en accord avec la législation nationale.
Tout ça aurait du sens si toutes les législations nationales
des 187 pays membres de l'OIT étaient impeccables
sur le respect des droits des travailleurs.
Malheureusement, ce n'est pas le cas.
La proposition canadienne a suscité beaucoup de débats,
a allongé les débats, ça partait d'une bonne intention.
On voulait s'assurer que les apprentis,
ces jeunes travailleurs ne seraient pas exploités.
Finalement, ça a créé plus de problèmes que ça a apporté de solutions.
- Justement, vous soulevez une excellente question.
C'est-à-dire qu'entre les 187 membres qui ont
des situations juridiques, économiques extrêmement différentes,
comment ces normes internationales du travail sont-elles respectées?
Que fait l'OIT pour que tout ce système juridique normatif
soit mis en place et respecté?
- Déjà, il faut comprendre que la norme, l'instrument qui est adopté,
représente un compromis,
un consensus entre les employeurs, les travailleurs et tous les gouvernements
de ces pays.
C'est une norme minimale que les pays s'engagent à respecter.
Maintenant, si l'instrument adopté est une convention,
cette convention est ouverte à ratification.
Une fois qu'un instrument est adopté, les États doivent soumettre
à leur Parlement national
le fait qu’un nouvel instrument international a été adopté.
Au niveau national,
il doit y avoir une discussion pour savoir si cette convention sera ratifiée
par l’État.
Une fois que la convention a été ratifiée par un État,
l’État doit faire rapport de façon régulière
sur les mesures qu'il a prises pour mettre en œuvre,
pour appliquer cette convention.
Si c'est une recommandation, il n'y a pas d’obligation juridique.
Déjà, l’instrument n’est pas ouvert à ratification,
donc c'est plutôt un instrument qui vise à influencer,
à guider la législation nationale sur un thème.
On va rester sur la question de la convention ouverte à ratification.
Une fois que la Convention est ratifiée, l’État doit faire rapport.
Là, il y a un système de contrôle, un système de surveillance
qui se met en marche.
On peut dire que le système de contrôle que l'OIT a mis en place depuis 1919 est
un des plus élaborés,
un des plus détaillés sur le plan international.
Ce système de contrôle,
essentiellement la première étape, ce sont des rapports
que les gouvernements nous envoient,
également les organisations de travailleurs et d’employeurs
sur l’état de la législation nationale
et comment l'instrument qui a été ratifié est mis en œuvre en pratique.
Le système de contrôle, je ne vais pas aller
dans toutes les technicalités, tous les détails,
il y a plusieurs organes de surveillance, mais disons qu'il faut comprendre
qu'on n'est pas dans une logique
de contrainte ou de sanction.
On est dans une logique de coopération et d'assistance et d'accompagnement.
Si on voit qu'il y a des manquements, il y a des violations de la convention
qui a été ratifiée, il y a des lacunes dans l'application,
on va les relever,
on va notifier le gouvernement, mais on va aussi lui proposer
une aide, une assistance technique, un accompagnement pour l'aider
à combler ses lacunes.
Voilà la philosophie de l'OIT de par sa structure tripartite.
Elle n’est pas dans une logique de sanction ou de contrainte,
mais plutôt d'accompagnement
et d'assistance pour améliorer les choses, parce que l'État,
en fait, quand il ratifie une convention, c'est un acte volontaire.
Il n'est pas obligé de ratifier la convention.
Une fois qu'il a fait,
on prend pour acquis qu'il a cette volonté
de mettre en œuvre, de l'appliquer en pratique.
S'il a des difficultés à le faire, l'OIT a une expérience technique,
des compétences techniques qui peuvent l'aider
à mieux respecter les dispositions de l’instrument adopté.
- On voit quand même que c'est un processus long,
un processus lourd.
Pendant ce temps-là,
le monde du travail évolue parfois très vite.
Il faut, j'imagine, poser les questions à l'avance.
Quels sont les grands sujets, les grandes questions
du monde du travail qui vont être étudiées dans les prochaines années
pour accompagner ce système juridique?
- Cette année, en 2023, comme je vous l'ai dit,
on devrait adopter un instrument, une recommandation
sur les apprentissages de qualité.
Les prochaines années, les discussions seront beaucoup liées
à la santé et la sécurité au travail.
Il y a deux thèmes qui ont été mis sur l'agenda de la conférence
et du conseil d'administration du BIT.
Une première question, c'est la protection
contre les risques biologiques
qui va être discutée en 2024 et 2025.
Il y a également une discussion qui a été mise à l'agenda
pour 2026 et 2027 concernant les instruments
qui concernent les dangers liés aux produits chimiques.
Il est possible que sur ces deux thématiques,
on aille vers l'adoption d'un nouvel instrument.
Une question encore plus d'actualité,
si j'ose dire,
en 2025,
il va y avoir une discussion normative visant
à l'adoption d'un nouvel instrument.
Est-ce que ce sera une convention, une recommandation, les deux,
on ne sait pas encore, sur le travail décent
dans l'économie des plateformes numériques.
On connaît les évolutions sur le plan numérique,
le plan technologique.
L’OIT va s'emparer de cette question en 2025
et on verra si les mandants
de l'OIT souhaitent adopter un instrument et quel type d’instrument,
plutôt une convention contraignante sur le plan juridique,
plutôt une recommandation qui vise seulement à donner
certaines orientations ou à guider, à influencer,
ou peut-être les deux parce qu’en 2019, on a adopté une convention
et une recommandation qui est venue compléter cette convention
sur la violence et le harcèlement au travail.
- Est-ce qu'on peut improviser un petit peu?
Parce que par exemple, en ce moment, quand même,
le grand sujet, le grand débat dans le monde du travail,
c'est les possibles conséquences de l'intelligence artificielle
avec tout ce qui s'est passé avec ChatGPT.
Sur le monde du travail, est-ce que, par exemple,
ce sujet pourrait, d'un seul coup, apparaître comme sujet de débat
où il faut quand même toujours respecter ces processus longs,
sur le long terme?
- Non, bien sûr, ce sont des processus longs
et bien sûr que cette question peut apparaître.
Elle est déjà largement débattue au sein de l'OIT.
Les questions de l'intelligence artificielle font
l'objet d'études,
de rapports depuis déjà plusieurs années
au sein de l'OIT.
Maintenant, ce sont les mandants à travers le conseil d'administration
et plus tard de la Conférence internationale du Travail,
ce seront les préoccupations des mandants de l'OIT
et ce sont eux qui décideront
s'ils souhaitent avoir une discussion plus globale
sur l'intelligence artificielle et menant à, éventuellement,
une discussion normative pour l'adoption d'un instrument
visant à réguler certaines thématiques, certaines problématiques
liées à l'intelligence artificielle.
Effectivement, ce sont des processus longs,
mais il faut aussi se rappeler qu'un instrument international,
une fois qu'il est adopté,
dans 5 ans, dans 10 ans, dans 20 ans, dans 30 ans,
on va encore y faire référence.
Ceci explique aussi les processus longs et le fait que nous soyons
une organisation tripartite, le processus décisionnel doit élaborer
des compromis,
trouver des consensus, donc effectivement,
ce sont des processus plus longs,
mais la norme, l'instrument qui va être adopté
au final va avoir beaucoup plus de légitimité
et devrait être plus facilement applicable au niveau national
parce que cet instrument représente le fruit de compromis et d'un consensus.
- Merci beaucoup, Éric.
Je crois que nous en savons un peu plus sur ce système juridique
que promeut l'OIT.
Aujourd'hui, nous avons parlé des normes internationales du travail
avec Éric Gravel,
juriste, spécialiste des normes internationales du travail
au sein de l'OIT.
C'est la fin de notre podcast.
Dans les semaines à venir, nous continuerons à parler
des changements dans le monde du travail.
Pour l'instant, nous vous disons:
«Au revoir et à très bientôt pour un autre épisode des voix de l'OIT.»
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