[musique]
-Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode des Voix de l'OIT,
un podcast de l'Organisation Internationale du Travail
dans lequel nous parlons des problèmes
et des enjeux du monde du travail et des profondes transformations
qu'il est en train de vivre.
[musique]
Mon nom est Fleur Rondelez.
Aujourd'hui, nous allons parler de l'état actuel du marché du travail.
L'OIT vient de publier son rapport annuel sur l'emploi
et les questions sociales dans le monde
et les perspectives ne sont pas bonnes.
Le marché du travail va mettre du temps à se remettre des effets de la pandémie.
Le rapport indique que la croissance mondiale
de l'emploi ne sera que de 1 % en 2023, soit moins de la moitié
de ce qu'elle a été en 2022.
Il faut ajouter à cela, la situation économique actuelle
causée par le conflit en Ukraine,
la hausse des prix de l'énergie et l'inflation.
Une combinaison de facteurs qui risque de contraindre
de nombreux travailleurs à accepter des emplois de moindre qualité.
Il s'agit alors d'emplois mal rémunérés,
précaires et dépourvus de protection sociale.
Nous constatons que les inégalités créées
lors de la crise du Covid 19 vont s'accentuer.
Nous allons parler de tout cela avec Ekkehard Ernst,
Chef de l'unité de la politique macro-économique
et de l'emploi du département de la recherche de l'OIT.
Merci Ekkehard Ernst d'être avec nous.
[musique]
Le rapport est assez pessimiste.
Il affirme que les pertes subies
pendant la crise du Covid 19 ne seront pas compensées avant 2025.
Le marché du travail parviendra-t-il à se remettre de la pandémie ?
-Oui. Effectivement, on a un peu un message à mi-temps.
Commençons par la bonne nouvelle qui est
que le chômage s'est effectivement stabilisé
en 2022.
On a vu une reprise de l'emploi depuis les plus profondes pertes d'emploi
en 2020, mais effectivement aussi, la contrepartie,
c'est que le chômage ne continue pas à s'améliorer.
On ne retrouvera pas le niveau avant la crise
du taux de chômage mondial avant 2024 ou 2025.
Je pense qu'il faudrait bien voir
qu'il y a deux éléments importants là-dedans.
C'est que d'un côté, il y a effectivement un ralentissement
de la création d'emploi, ça c'est très net,
très notable et c'est quelque chose qui va malheureusement
se poursuivre cette année.
Il y a aussi une baisse de la participation du travail.
C'est-à-dire que les personnes
de la population active qui sont effectivement présentes
sur le marché du travail et qui,
pour une raison ou une autre, ont décidé de se retirer.
Ça, on continue à analyser ça.
On parle d'un écart d'emploi.
Dans le rapport, cet écart d'emploi commence à se creuser,
c'est-à-dire qu'on a un chômage important aux alentours de 200 millions d'emplois.
À cela se rajoutent des personnes inactives qui sont retirées
du marché du travail parce que soit,
ils ont des obligations de prendre soin des membres de leur famille,
soit parce qu'eux-mêmes, ils sont malades et qu'ils sont retirés.
Ce chiffre-là a augmenté encore plus.
Il continue à augmenter, malheureusement.
Cet écart d'emploi important fait qu'en gros,
la participation au travail
se rétrécie et continue à diminuer dans les prochains mois.
-Le rapport parle beaucoup de la qualité de l'emploi,
c'est-à-dire que derrière les chiffres, il y a une variable plus difficile
à mesurer et c'est que l'on pourra créer n'est pas un emploi
avec toutes les garanties, mais que les travailleurs doivent accepter
pour continuer à payer les factures.
Pourquoi ce phénomène se produit-il ?
-Tu avais déjà évoqué dans l'ouverture qu'on a évidemment
un certain nombre de chocs que l'économie globale
a subi et un des chocs importants,
c'est évidemment l'augmentation importante des prix de l'énergie
et des matières premières.
Ce phénomène de l'accélération vraiment rapide de l'inflation,
qui fait que même les emplois qui ont été caractérisés
comme emplois stables
et de bonne qualité maintenant subissent des pertes de revenus assez importantes.
Au-delà de ça, il y a effectivement un phénomène que nous avons déjà décrit
dans le rapport précédent, qui est que la première catégorie d'emploi
qui reprend après une reprise économique, c'est des emplois précaires,
tout simplement parce que les employeurs
préfèrent attendre un peu avant de créer des emplois stables.
C'est-à-dire que si on a besoin de remplir rapidement un besoin
d'augmenter sa production ou notamment dans les services,
on prend d'abord des employeurs qui sont prêts à accepter
des emplois précaires,
avant de vraiment créer des emplois stables.
Malheureusement, ce phénomène, avec toute cette incertitude
que nous subissons actuellement, continue à se creuser
et fait que la précarité de l'emploi
est en train de s'accentuer et continue malheureusement
à s'accentuer avant qu'il y ait une certaine stabilité
dans la situation économique qui se produit.
-Il semble que les inégalités créées
par la pandémie s'enracinent notamment aussi
pour les plus défavorisés.
Je pense que les femmes et les jeunes en font les frais.
Il leur est difficile,
voire plus difficile de retrouver un emploi et le cas des jeunes
est particulièrement préoccupant.
Leur taux de chômage est trois fois plus élevé que celui des adultes.
Comment expliqueriez-vous cette situation ?
-Effectivement, on a déjà parlé un peu de la situation des femmes
et je pense que de manière plus générale, toute personne qui a des responsabilités
de prendre soin des membres de la famille et c'est malheureusement souvent
des femmes qui sont concernées,
on est dans une situation actuellement
où ces personnes-là doivent principalement s'occuper justement
des personnes malades ou même des enfants
qui ne retournent plus à l'école temporairement.
Effectivement, il y a toute une catégorie de personnes et notamment des femmes
qui sont prises par d'autres obligations qui les empêchent à retourner
sur le marché du travail, avec évidemment des conséquences
par la suite que, une fois que la crise est résolue,
ces femmes-là vont avoir des difficultés
de retrouver un emploi plus stable rapidement.
Notamment par rapport à la question de la précarité,
c'est un élément à prendre en considération par la suite.
Peut-être aussi en regardant les politiques publiques
qui doivent principalement se focaliser sur un retour à l'emploi rapidement,
des femmes notamment.
Puis, on a les jeunes malheureusement aussi
qui sont très précarisés.
Dans les pays avancés,
heureusement,
on a des systèmes éducatifs relativement flexibles
qui leur ont permis de retourner par exemple à l'université
ou à rajouter des formations.
Dans beaucoup d'autres pays, cette possibilité n'existe pas.
Du coup, on observe que les jeunes sont découragés,
ou alors, ils savent que de toutes les manières,
il n'y a pas d'emploi, donc ils attendent que leur situation
se retourne
et donc, préfèrent rester en dehors
du marché du travail.
On a observé ce phénomène déjà lors de la crise financière en 2008-2009.
Malheureusement, on sait aujourd'hui que ce genre de ce genre de phénomène
a des répercussions à long terme.
C'est-à-dire qu’on voit qu’une jeune personne qui,
par exemple,
se retire du marché du travail pendant six mois
pendant les premières années de son attachement au marché du travail,
va subir des conséquences en termes de stabilité d'emploi
et en termes de salaires
dans les 10 ou 15 après.
C'est-à-dire qu'aujourd'hui, on reste six mois à la maison
parce qu'il n'y a pas d'emploi.
Dans les 10 ou 15 ans après, il y aura encore
des conséquences négatives pour cette jeune personne de retrouver
un emploi stable ou bien rémunéré.
Ces deux phénomènes effectivement sont très importants.
Je rajouterais un troisième élément.
Je pense que c'est important de prendre ça en considération parce que c'est
quelque chose qui est très spécifique pour certains pays,
mais quand même important à regarder, c'est qu'on a observé,
notamment dans les pays où les systèmes de retraite étaient bien établis
et basés sur la valorisation boursière,
on a observé qu'il y a beaucoup de personnes âgées
ou des employés un peu plus âgés, qui ont décidé de se retirer
du marché du travail avant l'âge officiel de retraite,
parce qu'ils ont bénéficié comme je disais,
c'est des retraites valorisées en bourse relativement importantes.
Il se trouve maintenant qu'avec le retournement de la situation
l'année dernière,
que ces personnes-là sont obligées de retourner sur le marché du travail
parce que leur retraite ne leur suffit pas.
Du coup, ils sont doublement pénalisés.
De A, leur retraite ne leur permet pas.
Puis, B, ils ont de toutes les manières des difficultés plus importantes
de retrouver un emploi adéquat correspondant
à leur emploi précédent.
Du coup, on a cette troisième catégorie, qui est certainement beaucoup plus faible,
mais qui est quand même importante à prendre en considération,
notamment
par les pouvoirs publics.
-Quel est l'impact des tensions géopolitiques
et du conflit en Ukraine
sur le marché du travail ?
Je m'imagine que ça a un impact différent selon la région
dont on parle ?
-Effectivement.
On a vu dès le début du conflit une augmentation
des prix de l'énergie et des matières premières.
C'est un phénomène relativement récurrent, qui se produit à chaque fois qu'on a
un conflit quelque part,
même de taille plus modeste--
Le prix du pétrole notamment augmente rapidement.
Effectivement, cette fois-ci, il se rajoute,
parce qu'il n'y a pas seulement une augmentation de prix,
mais même une coupure dans la production de l'énergie fournie
dans certains pays avancés, mais c'est
un phénomène relativement localisé,
qui a malheureusement des répercussions, notamment sur la stabilisation
de l'offre alimentaire, notamment pour les pays les plus démunis
en Afrique ou en Asie.
Il y avait un phénomène supplémentaire au-delà de l'énergie,
qui est une vraie pénurie du blé et autres matières premières
qui a affecté ces pays-là et dont la population
dépend énormément justement d'une stabilisation
de fourniture en blé notamment.
On a observé ça.
Ça s'est rajouté à une augmentation plus générale de l'augmentation
des matières premières depuis le début de la pandémie, parce qu'il y avait
les ruptures des chaînes d'approvisionnement
qui ne sont toujours pas complètement résolues,
notamment parce que, il faut le dire aussi,
c'est que la pandémie n'est pas terminée partout.
Il y a certains pays qui ont subi encore des restrictions très importantes,
notamment en Chine jusqu'à très récemment, comme on le sait.
Ça prend du temps avant que la machine ne se mette de nouveau en route.
Je pense qu'aujourd'hui, le vrai problème à long terme,
c'est qu'il y a un vrai risque de déglobalisation
qu'on a déjà observée avec la pandémie,
mais qui continue à s'accélérer dans les années à venir.
On observe par exemple que même déjà depuis la crise financière,
il y a une stabilisation
du commerce international et de la finance internationale
à un niveau élevé.
On n'a pas vu une meilleure intégration notamment
des pays les plus démunis sur le marché international.
Pour ces pays-là, notamment en Afrique, il y avait moins de possibilités
de bénéficier un peu de la division globale
sur le marché de travail.
Ce risque de déglobalisation maintenant s'est accentué
avec la crise
et qui fait qu'aujourd'hui, on parle même de la possibilité
d'une rupture complète entre certains blocs internationaux.
Je pense que c'est vraiment à prendre très au sérieux,
puisque notamment des pays émergents
ont bénéficié énormément ces derniers 20-30 ans
d'une intégration plus complète sur le marché de travail.
Ils ont eu meilleurs emplois, meilleures possibilités
de vendre leurs biens et services.
Je pense que si aujourd'hui on a cette rupture,
qui pour l'instant est un risque, ça ne s'est pas encore manifesté,
mais si ce risque se manifeste, effectivement,
c'est tout un éventail des pays qui risquent
de ne plus pouvoir bénéficier justement
de cette dynamique de l'économie mondiale
avec des conséquences évidentes pour la qualité et la création d'emplois
dans ces pays.
-Le fléchissement de la croissance
de la productivité vous préoccupe également,
je suppose ?
-Absolument.
Je pense que c'était un des chapitres clés de ce rapport-là,
c'est justement de mettre le focus un peu plus
sur des questions de productiovité
et de comprendre un petit peu les causes et les facteurs sous-jacents
qu'on a pu observer ces dernières années.
La décélération de la productivité, ce n'est vraiment pas
un phénomène nouveau dans les pays avancés.
On parle de ça depuis des mois, les années 80 Il y a toujours
des va-et-vient.
Dans les années 90,
on a observé un phénomène de réaccélérassion
de la productivité notamment aux États-Unis,
à cause de l'augmentation de l'économie digitale,
mais depuis, ce ralentissement se poursuit dans les pays avancés.
Ce qu'on observe depuis 15 ans maintenant, et ça s'est accéléré
avec la crise du Covid.
C'est justement que cette décélération de la productivité n'est plus limitée
aux pays avancés, mais s'observe aussi dans les pays émergents.
Évidemment, c'est un grand problème.
Comme je disais tout à l'heure par rapport à la déglobalisation,
on a le même problème avec la productivité.
Une productivité généralisée, c'est vraiment un facteur clé
pour permettre aux travailleurs d'obtenir des meilleurs emplois bien rémunérés,
emplois stables et emplois d'essence notamment.
Je pense qu'on doit vraiment mettre l'accent sur cette question-là.
C'est la productivité.
C'est une condition sine qua non pour que les employés puissent bénéficier
des meilleures conditions de travail.
Si on observe maintenant une décélération de la productivité
dans les pays émergents,
on a en gros le problème que de plus en plus de personnes
vont avoir du mal à trouver des meilleurs emplois
et des meilleures conditions d'emploi.
Nous, on a beaucoup mis l'accent,
canalisé un peu ce phénomène dans le rapport.
On a aussi mis évidemment le point sur un phénomène clé
qui est que dans les pays les moins avancés,
la productivité reste faible, aussi la croissance
de la productivité reste faible malheureusement.
On a ce phénomène structurel, mais on a un phénomène conjoncturel,
voire qui devient structurel dans les pays émergents,
notamment en Asie qui était pour l'instant le moteur de l'économie mondiale
de cette décélération.
La question maintenant évidemment, c'est quels sont les facteurs ?
On a beaucoup mis l'accent sur des questions
de la structure de l'économie qui change en faveur d'une meilleure digitalisation
de l'économie,
qui pour l'instant, cette digitalisation, n'a pas vraiment vu
les retombées positives qu'on s'est attendu.
Évidemment, on utilise tous des outils sophistiqués
et c'est vraiment fascinant aussi de voir dans n'importe quel pays dans le monde
où vous travaillez, où vous voyagez, vous voyez les personnes
avec des téléphones mobiles, même des smartphones.
Ce phénomène de digitalisation, c'est vraiment répandu partout.
Pourtant, on ne voit pas pour l'instant tous ses bénéfices qu’on nous promet.
La question qui est traitée dans le chapitre, c'est pourquoi ?
Un des éléments qu'on discute, c'est justement
qu'il y a une faible orientation de cette évolution technologique
vers des solutions bénéfiques pour la société.
On a des solutions qui sont très bénéfiques
pour certaines entreprises mondiales comme [?],
mais qui sont vraiment très profitables à cause de cette évolution technologique
qu’ils proposent, mais qui n’offrent pas grand-chose
en termes de meilleure productivité,
meilleure façon de collaborer, et cetera.
On a maintenant la possibilité avec la crise Covid
et avec le fait que beaucoup de personnes travaillent à partir de la maison,
de justement voir ces nouvelles technologies utilisées
dans ce domaine-là.
Ça, c'est une possibilité.
Notre point dans le chapitre, c'est de dire que pour l'instant,
ce qui nous manque,
c'est un peu un rôle plus actif de l’État d’orienter
ces nouvelles technologies
vers des utilisations où ils sont vraiment bénéfiques
pour la société, notamment comme je le disais tout à l'heure,
dans le télétravail, mais aussi dans la question de la mobilité.
Mieux organiser lae mobilité qui est très défaillante
dans beaucoup de pays, notamment des pays émergents.
Ça, il y a vraiment un rôle de l'État à jouer,
pas de développer lui-même la technologie, mais de donner des incitations,
de donner le cadre pour que les compagnies digitales,
les entreprises digitales développent les technologies dans ces applications-là.
Je termine là-dessus, on a vu justement que dans la crise du Covid,
le rôle de l'État était vraiment important.
C’est-à-dire que la technologie des vaccins était là,
mais l'État a permis d’accélérer le déploiement des vaccins
et de la production.
Je pense que la même logique doit aussi s'appliquer
dans le développement de la technologie digitale
au bénéfice de tout le monde.
-Beaucoup d'enjeux.
On a encore du chemin à faire.
Merci beaucoup Ekkehard Ernst pour cet aperçu,
pour partager vos points de vue.
Aujourd'hui, nous avons parlé de l'état du marché du travail avec Ekkehard Ernst,
chef de l'unité de la politique macroéconomique
et de l'emploi au Département de la recherche de l'OIT.
Nous sommes arrivés à la fin de notre podcast.
Dans les semaines à venir, nous continuerons à parler des changements
dans le monde du travail.
Pour l'instant, au revoir et à très bientôt pour un nouvel épisode
des Voix de l'OIT.