Voices
Points de vue sur le monde du travail
Photo: OIT/J. Aliling

Podcast l'avenir du travail

Episode 17
Emploi et questions sociales dans le monde

Tendances et enjeux du marché du travail en 2023

17 janvier 2023
00:00

Le ralentissement de l’économie mondiale et le fléchissement de la croissance de la productivité pèsent sur les perspectives du marché du travail.

Plusieurs facteurs, tels que l’accélération de l’inflation et la crise du coût de la vie, risquent de contraindre de nombreux travailleurs à accepter des emplois de moindre qualité.

Ekkehard Ernst, économiste et auteur du rapport de l’OIT Emploi et questions sociales dans le monde – Tendances 2023, nous explique les défis et les enjeux des crises multiples sur les marchés du travail à travers le monde. 

Transcription

[musique]

-Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode des Voix de l'OIT,

un podcast de l'Organisation Internationale du Travail

dans lequel nous parlons des problèmes

et des enjeux du monde du travail et des profondes transformations

qu'il est en train de vivre.

[musique]

Mon nom est Fleur Rondelez.

Aujourd'hui, nous allons parler de l'état actuel du marché du travail.

L'OIT vient de publier son rapport annuel sur l'emploi

et les questions sociales dans le monde

et les perspectives ne sont pas bonnes.

Le marché du travail va mettre du temps à se remettre des effets de la pandémie.

Le rapport indique que la croissance mondiale

de l'emploi ne sera que de 1 % en 2023, soit moins de la moitié

de ce qu'elle a été en 2022.

Il faut ajouter à cela, la situation économique actuelle

causée par le conflit en Ukraine,

la hausse des prix de l'énergie et l'inflation.

Une combinaison de facteurs qui risque de contraindre

de nombreux travailleurs à accepter des emplois de moindre qualité.

Il s'agit alors d'emplois mal rémunérés,

précaires et dépourvus de protection sociale.

Nous constatons que les inégalités créées

lors de la crise du Covid 19 vont s'accentuer.

Nous allons parler de tout cela avec Ekkehard Ernst,

Chef de l'unité de la politique macro-économique

et de l'emploi du département de la recherche de l'OIT.

Merci Ekkehard Ernst d'être avec nous.

[musique]

Le rapport est assez pessimiste.

Il affirme que les pertes subies

pendant la crise du Covid 19 ne seront pas compensées avant 2025.

Le marché du travail parviendra-t-il à se remettre de la pandémie ?

-Oui. Effectivement, on a un peu un message à mi-temps.

Commençons par la bonne nouvelle qui est

que le chômage s'est effectivement stabilisé

en 2022.

On a vu une reprise de l'emploi depuis les plus profondes pertes d'emploi

en 2020, mais effectivement aussi, la contrepartie,

c'est que le chômage ne continue pas à s'améliorer.

On ne retrouvera pas le niveau avant la crise

du taux de chômage mondial avant 2024 ou 2025.

Je pense qu'il faudrait bien voir

qu'il y a deux éléments importants là-dedans.

C'est que d'un côté, il y a effectivement un ralentissement

de la création d'emploi, ça c'est très net,

très notable et c'est quelque chose qui va malheureusement

se poursuivre cette année.

Il y a aussi une baisse de la participation du travail.

C'est-à-dire que les personnes

de la population active qui sont effectivement présentes

sur le marché du travail et qui,

pour une raison ou une autre, ont décidé de se retirer.

Ça, on continue à analyser ça.

On parle d'un écart d'emploi.

Dans le rapport, cet écart d'emploi commence à se creuser,

c'est-à-dire qu'on a un chômage important aux alentours de 200 millions d'emplois.

À cela se rajoutent des personnes inactives qui sont retirées

du marché du travail parce que soit,

ils ont des obligations de prendre soin des membres de leur famille,

soit parce qu'eux-mêmes, ils sont malades et qu'ils sont retirés.

Ce chiffre-là a augmenté encore plus.

Il continue à augmenter, malheureusement.

Cet écart d'emploi important fait qu'en gros,

la participation au travail

se rétrécie et continue à diminuer dans les prochains mois.

-Le rapport parle beaucoup de la qualité de l'emploi,

c'est-à-dire que derrière les chiffres, il y a une variable plus difficile

à mesurer et c'est que l'on pourra créer n'est pas un emploi

avec toutes les garanties, mais que les travailleurs doivent accepter

pour continuer à payer les factures.

Pourquoi ce phénomène se produit-il ?

-Tu avais déjà évoqué dans l'ouverture qu'on a évidemment

un certain nombre de chocs que l'économie globale

a subi et un des chocs importants,

c'est évidemment l'augmentation importante des prix de l'énergie

et des matières premières.

Ce phénomène de l'accélération vraiment rapide de l'inflation,

qui fait que même les emplois qui ont été caractérisés

comme emplois stables

et de bonne qualité maintenant subissent des pertes de revenus assez importantes.

Au-delà de ça, il y a effectivement un phénomène que nous avons déjà décrit

dans le rapport précédent, qui est que la première catégorie d'emploi

qui reprend après une reprise économique, c'est des emplois précaires,

tout simplement parce que les employeurs

préfèrent attendre un peu avant de créer des emplois stables.

C'est-à-dire que si on a besoin de remplir rapidement un besoin

d'augmenter sa production ou notamment dans les services,

on prend d'abord des employeurs qui sont prêts à accepter

des emplois précaires,

avant de vraiment créer des emplois stables.

Malheureusement, ce phénomène, avec toute cette incertitude

que nous subissons actuellement, continue à se creuser

et fait que la précarité de l'emploi

est en train de s'accentuer et continue malheureusement

à s'accentuer avant qu'il y ait une certaine stabilité

dans la situation économique qui se produit.

-Il semble que les inégalités créées

par la pandémie s'enracinent notamment aussi

pour les plus défavorisés.

Je pense que les femmes et les jeunes en font les frais.

Il leur est difficile,

voire plus difficile de retrouver un emploi et le cas des jeunes

est particulièrement préoccupant.

Leur taux de chômage est trois fois plus élevé que celui des adultes.

Comment expliqueriez-vous cette situation ?

-Effectivement, on a déjà parlé un peu de la situation des femmes

et je pense que de manière plus générale, toute personne qui a des responsabilités

de prendre soin des membres de la famille et c'est malheureusement souvent

des femmes qui sont concernées,

on est dans une situation actuellement

où ces personnes-là doivent principalement s'occuper justement

des personnes malades ou même des enfants

qui ne retournent plus à l'école temporairement.

Effectivement, il y a toute une catégorie de personnes et notamment des femmes

qui sont prises par d'autres obligations qui les empêchent à retourner

sur le marché du travail, avec évidemment des conséquences

par la suite que, une fois que la crise est résolue,

ces femmes-là vont avoir des difficultés

de retrouver un emploi plus stable rapidement.

Notamment par rapport à la question de la précarité,

c'est un élément à prendre en considération par la suite.

Peut-être aussi en regardant les politiques publiques

qui doivent principalement se focaliser sur un retour à l'emploi rapidement,

des femmes notamment.

Puis, on a les jeunes malheureusement aussi

qui sont très précarisés.

Dans les pays avancés,

heureusement,

on a des systèmes éducatifs relativement flexibles

qui leur ont permis de retourner par exemple à l'université

ou à rajouter des formations.

Dans beaucoup d'autres pays, cette possibilité n'existe pas.

Du coup, on observe que les jeunes sont découragés,

ou alors, ils savent que de toutes les manières,

il n'y a pas d'emploi, donc ils attendent que leur situation

se retourne

et donc, préfèrent rester en dehors

du marché du travail.

On a observé ce phénomène déjà lors de la crise financière en 2008-2009.

Malheureusement, on sait aujourd'hui que ce genre de ce genre de phénomène

a des répercussions à long terme.

C'est-à-dire qu’on voit qu’une jeune personne qui,

par exemple,

se retire du marché du travail pendant six mois

pendant les premières années de son attachement au marché du travail,

va subir des conséquences en termes de stabilité d'emploi

et en termes de salaires

dans les 10 ou 15 après.

C'est-à-dire qu'aujourd'hui, on reste six mois à la maison

parce qu'il n'y a pas d'emploi.

Dans les 10 ou 15 ans après, il y aura encore

des conséquences négatives pour cette jeune personne de retrouver

un emploi stable ou bien rémunéré.

Ces deux phénomènes effectivement sont très importants.

Je rajouterais un troisième élément.

Je pense que c'est important de prendre ça en considération parce que c'est

quelque chose qui est très spécifique pour certains pays,

mais quand même important à regarder, c'est qu'on a observé,

notamment dans les pays où les systèmes de retraite étaient bien établis

et basés sur la valorisation boursière,

on a observé qu'il y a beaucoup de personnes âgées

ou des employés un peu plus âgés, qui ont décidé de se retirer

du marché du travail avant l'âge officiel de retraite,

parce qu'ils ont bénéficié comme je disais,

c'est des retraites valorisées en bourse relativement importantes.

Il se trouve maintenant qu'avec le retournement de la situation

l'année dernière,

que ces personnes-là sont obligées de retourner sur le marché du travail

parce que leur retraite ne leur suffit pas.

Du coup, ils sont doublement pénalisés.

De A, leur retraite ne leur permet pas.

Puis, B, ils ont de toutes les manières des difficultés plus importantes

de retrouver un emploi adéquat correspondant

à leur emploi précédent.

Du coup, on a cette troisième catégorie, qui est certainement beaucoup plus faible,

mais qui est quand même importante à prendre en considération,

notamment

par les pouvoirs publics.

-Quel est l'impact des tensions géopolitiques

et du conflit en Ukraine

sur le marché du travail ?

Je m'imagine que ça a un impact différent selon la région

dont on parle ?

-Effectivement.

On a vu dès le début du conflit une augmentation

des prix de l'énergie et des matières premières.

C'est un phénomène relativement récurrent, qui se produit à chaque fois qu'on a

un conflit quelque part,

même de taille plus modeste--

Le prix du pétrole notamment augmente rapidement.

Effectivement, cette fois-ci, il se rajoute,

parce qu'il n'y a pas seulement une augmentation de prix,

mais même une coupure dans la production de l'énergie fournie

dans certains pays avancés, mais c'est

un phénomène relativement localisé,

qui a malheureusement des répercussions, notamment sur la stabilisation

de l'offre alimentaire, notamment pour les pays les plus démunis

en Afrique ou en Asie.

Il y avait un phénomène supplémentaire au-delà de l'énergie,

qui est une vraie pénurie du blé et autres matières premières

qui a affecté ces pays-là et dont la population

dépend énormément justement d'une stabilisation

de fourniture en blé notamment.

On a observé ça.

Ça s'est rajouté à une augmentation plus générale de l'augmentation

des matières premières depuis le début de la pandémie, parce qu'il y avait

les ruptures des chaînes d'approvisionnement

qui ne sont toujours pas complètement résolues,

notamment parce que, il faut le dire aussi,

c'est que la pandémie n'est pas terminée partout.

Il y a certains pays qui ont subi encore des restrictions très importantes,

notamment en Chine jusqu'à très récemment, comme on le sait.

Ça prend du temps avant que la machine ne se mette de nouveau en route.

Je pense qu'aujourd'hui, le vrai problème à long terme,

c'est qu'il y a un vrai risque de déglobalisation

qu'on a déjà observée avec la pandémie,

mais qui continue à s'accélérer dans les années à venir.

On observe par exemple que même déjà depuis la crise financière,

il y a une stabilisation

du commerce international et de la finance internationale

à un niveau élevé.

On n'a pas vu une meilleure intégration notamment

des pays les plus démunis sur le marché international.

Pour ces pays-là, notamment en Afrique, il y avait moins de possibilités

de bénéficier un peu de la division globale

sur le marché de travail.

Ce risque de déglobalisation maintenant s'est accentué

avec la crise

et qui fait qu'aujourd'hui, on parle même de la possibilité

d'une rupture complète entre certains blocs internationaux.

Je pense que c'est vraiment à prendre très au sérieux,

puisque notamment des pays émergents

ont bénéficié énormément ces derniers 20-30 ans

d'une intégration plus complète sur le marché de travail.

Ils ont eu meilleurs emplois, meilleures possibilités

de vendre leurs biens et services.

Je pense que si aujourd'hui on a cette rupture,

qui pour l'instant est un risque, ça ne s'est pas encore manifesté,

mais si ce risque se manifeste, effectivement,

c'est tout un éventail des pays qui risquent

de ne plus pouvoir bénéficier justement

de cette dynamique de l'économie mondiale

avec des conséquences évidentes pour la qualité et la création d'emplois

dans ces pays.

-Le fléchissement de la croissance

de la productivité vous préoccupe également,

je suppose ?

-Absolument.

Je pense que c'était un des chapitres clés de ce rapport-là,

c'est justement de mettre le focus un peu plus

sur des questions de productiovité

et de comprendre un petit peu les causes et les facteurs sous-jacents

qu'on a pu observer ces dernières années.

La décélération de la productivité, ce n'est vraiment pas

un phénomène nouveau dans les pays avancés.

On parle de ça depuis des mois, les années 80 Il y a toujours

des va-et-vient.

Dans les années 90,

on a observé un phénomène de réaccélérassion

de la productivité notamment aux États-Unis,

à cause de l'augmentation de l'économie digitale,

mais depuis, ce ralentissement se poursuit dans les pays avancés.

Ce qu'on observe depuis 15 ans maintenant, et ça s'est accéléré

avec la crise du Covid.

C'est justement que cette décélération de la productivité n'est plus limitée

aux pays avancés, mais s'observe aussi dans les pays émergents.

Évidemment, c'est un grand problème.

Comme je disais tout à l'heure par rapport à la déglobalisation,

on a le même problème avec la productivité.

Une productivité généralisée, c'est vraiment un facteur clé

pour permettre aux travailleurs d'obtenir des meilleurs emplois bien rémunérés,

emplois stables et emplois d'essence notamment.

Je pense qu'on doit vraiment mettre l'accent sur cette question-là.

C'est la productivité.

C'est une condition sine qua non pour que les employés puissent bénéficier

des meilleures conditions de travail.

Si on observe maintenant une décélération de la productivité

dans les pays émergents,

on a en gros le problème que de plus en plus de personnes

vont avoir du mal à trouver des meilleurs emplois

et des meilleures conditions d'emploi.

Nous, on a beaucoup mis l'accent,

canalisé un peu ce phénomène dans le rapport.

On a aussi mis évidemment le point sur un phénomène clé

qui est que dans les pays les moins avancés,

la productivité reste faible, aussi la croissance

de la productivité reste faible malheureusement.

On a ce phénomène structurel, mais on a un phénomène conjoncturel,

voire qui devient structurel dans les pays émergents,

notamment en Asie qui était pour l'instant le moteur de l'économie mondiale

de cette décélération.

La question maintenant évidemment, c'est quels sont les facteurs ?

On a beaucoup mis l'accent sur des questions

de la structure de l'économie qui change en faveur d'une meilleure digitalisation

de l'économie,

qui pour l'instant, cette digitalisation, n'a pas vraiment vu

les retombées positives qu'on s'est attendu.

Évidemment, on utilise tous des outils sophistiqués

et c'est vraiment fascinant aussi de voir dans n'importe quel pays dans le monde

où vous travaillez, où vous voyagez, vous voyez les personnes

avec des téléphones mobiles, même des smartphones.

Ce phénomène de digitalisation, c'est vraiment répandu partout.

Pourtant, on ne voit pas pour l'instant tous ses bénéfices qu’on nous promet.

La question qui est traitée dans le chapitre, c'est pourquoi ?

Un des éléments qu'on discute, c'est justement

qu'il y a une faible orientation de cette évolution technologique

vers des solutions bénéfiques pour la société.

On a des solutions qui sont très bénéfiques

pour certaines entreprises mondiales comme [?],

mais qui sont vraiment très profitables à cause de cette évolution technologique

qu’ils proposent, mais qui n’offrent pas grand-chose

en termes de meilleure productivité,

meilleure façon de collaborer, et cetera.

On a maintenant la possibilité avec la crise Covid

et avec le fait que beaucoup de personnes travaillent à partir de la maison,

de justement voir ces nouvelles technologies utilisées

dans ce domaine-là.

Ça, c'est une possibilité.

Notre point dans le chapitre, c'est de dire que pour l'instant,

ce qui nous manque,

c'est un peu un rôle plus actif de l’État d’orienter

ces nouvelles technologies

vers des utilisations où ils sont vraiment bénéfiques

pour la société, notamment comme je le disais tout à l'heure,

dans le télétravail, mais aussi dans la question de la mobilité.

Mieux organiser lae mobilité qui est très défaillante

dans beaucoup de pays, notamment des pays émergents.

Ça, il y a vraiment un rôle de l'État à jouer,

pas de développer lui-même la technologie, mais de donner des incitations,

de donner le cadre pour que les compagnies digitales,

les entreprises digitales développent les technologies dans ces applications-là.

Je termine là-dessus, on a vu justement que dans la crise du Covid,

le rôle de l'État était vraiment important.

C’est-à-dire que la technologie des vaccins était là,

mais l'État a permis d’accélérer le déploiement des vaccins

et de la production.

Je pense que la même logique doit aussi s'appliquer

dans le développement de la technologie digitale

au bénéfice de tout le monde.

-Beaucoup d'enjeux.

On a encore du chemin à faire.

Merci beaucoup Ekkehard Ernst pour cet aperçu,

pour partager vos points de vue.

Aujourd'hui, nous avons parlé de l'état du marché du travail avec Ekkehard Ernst,

chef de l'unité de la politique macroéconomique

et de l'emploi au Département de la recherche de l'OIT.

Nous sommes arrivés à la fin de notre podcast.

Dans les semaines à venir, nous continuerons à parler des changements

dans le monde du travail.

Pour l'instant, au revoir et à très bientôt pour un nouvel épisode

des Voix de l'OIT.