Voices
Points de vue sur le monde du travail
Photo: ILO/OIT Francisco Castillo
Intégration des personnes en situation de handicap

Je brise les mythes sur le handicap

J’avais 21 ans quand un accident de VTT m’a privé de l’usage de mes jambes. Le vélo, c’était ma passion depuis l’âge de 13 ans et je participais même à des compétitions. Je me suis brisé trois vertèbres de la colonne vertébrale et me suis retrouvé paraplégique. Ma sœur venait de mourir d’un anévrisme cérébral un mois plus tôt. C’était une période douloureuse, sur le plan personnel et familial.

Je suis fils d’agriculteur et j'étudiais la technologie agricole au moment de l’accident. J’ai grandi en regardant mon père cultiver des fruits et des légumes et, dès l’âge de 15 ans, j’ai su que je voulais suivre ses traces. Avant l’accident, j’avais commencé à expérimenter la culture d’oignons, de pastèques et d’autres melons.

Mais après l’accident, je suis passé du statut de jeune actif qui travaillait à la ferme et faisait du sport à celui de grabataire dépendant des autres. Le changement a été radical. J’ai passé des semaines à pleurer, angoissé, à vouloir mourir.

Alfredo porte un casque et des vêtements de protection et fait une course de VTT sous le regard des spectateurs.

Un de mes clichés où je saute en l'air avec mon vélo lors d’une compétition de VTT quand j’étais adolescent.

© Alfredo Carrasco

Au bout d’un moment, j’ai fini par comprendre que la vie continue, que les jours passent et que si l'on choisit de rester dans un état d’angoisse et de négativité, les jours continueront de passer mais on ne progressera pas.

C’est ce qui a été le déclencheur et m’a poussé à changer d’état d’esprit et à entamer ma rééducation. J’ai compris que la première chose que je devais faire, c’était apprendre à manœuvrer un fauteuil roulant pour recouvrer mon indépendance.

Cela a entraîné une réaction en chaîne. Le fait de travailler sur ma rééducation m’a permis de terminer mes études. Finir ma scolarité m’a conduit à un moment de ma vie où je pouvais dire: «Alors, comment puis-je me réinsérer dans le métier que j’aime, c’est-à-dire fermier?»

A l’hôpital, pendant cette première étape, je me rappelle avoir songé à construire une serre pour produire des semis. Cela m’a rassuré et j’ai pensé: «D’accord, je vais me concentrer là-dessus. Je vais produire des semis. C’est un travail que je suis capable de faire. Je vais le faire.» Cette idée est restée en plan jusqu’en 2019, lorsqu'un homme qui travaillait avec mon père — Oscar Mejías de Avanza — m’a contacté, voulant m’aider. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à développer FarmHability.

Vue aérienne de la ferme d’Alfredo Carrasco, avec une serre et des champs au premier plan et les montagnes en arrière-plan.

Après l’accident, je me suis raccroché à l’idée qu’en fin de compte je pouvais toujours produire des plants dans l’exploitation familiale. C’est ce qui m’a aidé à me motiver pour mon rétablissement.

© Alfredo Carrasco

A l’origine, FarmHability était principalement une solution pour me faciliter la vie et me permettre de réintégrer le milieu professionnel après deux ans de rééducation.

Nous nous sommes adressés à la FIA, la Fondation pour l’innovation agricole au Chili, avec un projet visant à développer une serre qui répondrait aux normes d’accessibilité afin que je puisse y travailler et être à nouveau productif. C’est ainsi qu’a débuté le projet FarmHability, plein de motivation, avec beaucoup d’attentes.

Alfredo Carrasco soulève une planche percée de trous pour les semis de laitue. C’est l’une des nombreuses planches qui forment de longues rangées dans la serre, avec des laitues à différents stades de croissance. Alfred Carrasco est assis dans un fauteuil roulant.

La serre a été conçue pour que je puisse me déplacer facilement avec mon fauteuil roulant. Tous les plants sont à un niveau adapté à ma taille en position assise.

© ILO/OIT Francisco Castillo

Pour être honnête, c’était une entreprise complexe. Les éventuels résultats de tout ça semblaient très incertains. Nous avons dû faire une étude de marché pour la première étape du projet FIA. J’ai personnellement interrogé plus de 400 personnes en situation de handicap de ma région. A cette époque, je me souviens d’avoir terminé un entretien en disant à Oscar: «Dans quoi on se lance ici?»

Après avoir recueilli tous les résultats de nos recherches, nous avons réalisé que les personnes en situation de handicap avaient d’énormes difficultés à trouver du travail dans les zones rurales. Nous avons compris que nous devions ouvrir cet espace au public pour montrer ce que nous étions en train de développer avec FarmHability.

Nous avons réalisé que les personnes en situation de handicap avaient d’énormes difficultés à trouver du travail dans les zones rurales.

Alfredo CarrascoFondateur de FarmHability et agriculteur

A ce moment-là nous avons pris une décision: «Nous devons travailler là-dessus et nous assurer que les choses n’en restent pas là. Nous devons ouvrir notre entreprise au public et inviter les gens à participer à ces ateliers de formation.»

Nous voulions faire savoir aux gens que toute personne, quel que soit son handicap, peut être indépendante; c’est le premier point. Deuxièmement, qu’une personne en situation de handicap peut être productive dans une ferme. Elle peut produire des aliments, même en ayant un handicap. Je pense que ce sont les principaux mythes et obstacles qui sont en train d’être brisés.

Alfredo Carrasco montre comment planter des semis de laitue dans une serre aux personnes qui participent à l’un de ses ateliers.

Les ateliers à la ferme ont été vraiment populaires. La pandémie de COVID-19 a ralenti les choses pour un temps mais 600 personnes ont déjà visité la ferme pour découvrir FarmHability.

© Alfredo Carrasco

Nous étions aussi au milieu de la pandémie de COVID-19, ce qui a rendu les choses un peu plus difficiles. Nous voulions commencer par des groupes de 15 personnes, en espérant qu’il y aurait des associations, mais au début nous avons été contraints d’amener des groupes plus petits, de deux ou trois personnes. Cette époque a été très gratifiante, notamment parce que nous avons pu travailler avec des personnes âgées qui étaient confinées à leur domicile pour leur sécurité.

Honnêtement, c’était beau et excitant de voir comme les gens étaient heureux de partager et d’interagir avec la nature.

Les restrictions ont été levées désormais et nous pouvons organiser des ateliers, surtout en plein air. Jusqu’à présent, plus de 600 personnes sont passées par FarmHability, que ce soit pour l’agrotourisme que nous proposons aussi, ou pour les ateliers de formation sur les cultures urbaines et les systèmes hydroponiques. Ce sont les deux branches de l’agriculture sur lesquelles nous travaillons actuellement.

Alfred Carrasco est assis sur un quad adapté, avec son fauteuil roulant attaché à l’arrière. Il se trouve dans un champ où poussent des arbres fruitiers. Il utilise un long outil métallique pour tourner un levier sur un tuyau au sol, qui fait partie du système d’irrigation.

J’utilise un quad adapté pour me déplacer dans la ferme et mettre en marche le système d’irrigation à l’aide d’un outil manuel.

© ILO/OIT Francisco Castillo

Cela fait un an et demi que nous avons commencé à livrer nos produits aux supermarchés. C’était une étape importante, qui nous a donné plus de crédibilité.

Cela nous a permis de planter des cultures en plein champ, dans un endroit qui est normalement inaccessible en fauteuil roulant. Nous disposons actuellement de deux hectares et demi de cultures en plein air.

Nous avions évoqué le fait qu’avoir un espace adapté comme la serre n’était pas suffisant en soi. Nous avons donc élaboré un autre projet, avec le soutien de la FIA, qui consiste à développer un véhicule tout-terrain, un prototype basé sur un quad, qui permet à une personne handicapée ou à une personne âgée de participer à certaines tâches agricoles effectuées en plein champ. C’est un autre progrès important pour le secteur.

Maintenant, pour cette saison 2023, nous comptons augmenter notre production. Grâce à la construction d'une autre serre de 500 m2 et d'une salle de traitement, nous pourrons employer un ou deux travailleurs en situation de handicap à plein temps, ce qui est important pour nous.

En mars, nous allons lancer la fondation FarmHability afin de renforcer notre travail d’inclusion des personnes en situation de handicap dans les secteurs agricole et rural. Par l’intermédiaire de cette fondation, nous voulons devenir un pont entre les personnes en situation de handicap et les entreprises qui souhaitent les embaucher.

Nous avons identifié certains problèmes qui touchent les personnes en situation de handicap et que nous devons régler. Il faudrait impliquer des ergothérapeutes, des kinésithérapeutes, des psychologues et d'autres professionnels, ce qui n’est pas possible en tant qu’entreprise. C’est pourquoi nous voulons lancer la fondation en même temps que l’entreprise.

Nous avons besoin que les employeurs soient sensibilisés aux personnes en situation de handicap. Nous avons également besoin d’une visibilité qui soit plus positive et optimiste pour les personnes en situation de handicap.

Alfredo CarrascoFondateur de FarmHability et agriculteur

FarmHability contribue à la société dans deux domaines principaux: l’éducation et la visibilité. Premièrement, il faut que les employeurs et le grand public soient sensibilisés à la question des personnes en situation de handicap. Deuxièmement, nous avons besoin de visibilité pour les personnes en situation de handicap, non pas en suscitant la pitié et la tristesse, de manière négative, mais de façon plus positive et optimiste.

Ici au Chili, le corps médical peut être très lapidaire. De nombreux médecins disaient en me voyant: «Tu resteras en fauteuil roulant; tu ne pourras plus jamais rien faire. Oublie tout ça». Ils vous anéantissent complètement. Je pense qu’il faut les faire changer. Par ailleurs, nous devons continuer à travailler avec le système éducatif, en intégrant les personnes en situation de handicap dans l’éducation, y compris l’enseignement supérieur.

Cela entraîne aussi d’autres problèmes qu’il faut résoudre, comme les transports. Cela fait partie de notre responsabilité, en tant que personnes en situation de handicap: nous devons sortir dans la rue, aller chercher du travail, nous montrer au monde et, sans aucun doute, apporter notre contribution au monde également.

FarmHability, c’est précisément cela. Par chance, nous avons reçu le soutien d’institutions et de particuliers qui croient en cette initiative et le projet prend de l’ampleur.

Alfred Carrasco tient deux têtes de laitue et sourit. Il se trouve dans une serre. Une longue rangée de laitues à maturité pousse à sa gauche, une rangée de jeunes plants se trouve à sa droite.

Ces laitues seront vendues dans des supermarchés chiliens.

© ILO/OIT Francisco Castillo

Je peux dire en toute honnêteté que je suis heureux et reconnaissant de tout ce que la vie m’a donné, même si je suis passé par une période de turbulences quand j’avais le sentiment que tous mes projets et mon avenir avaient été détruits.

Nous développons un projet qui n’est pas seulement viable sur le plan économique mais qui aura aussi un impact sans précédent sur la société. Nous sommes des pionniers du travail des personnes en situation de handicap dans le secteur agricole au Chili. C’est très émouvant et épanouissant. Honnêtement, cela fait du bien.

C’est fantastique de regarder en arrière et de voir où j’en étais, puis de regarder ce que nous faisons maintenant et tout ce qu’il reste à faire, parce que ce projet ne fait que commencer; c’est une idée sans limites.

En suivant

Partagez cette histoire