Lorsque j’étais plus jeune, je pensais toujours que je devais aller vers l’inconnu, parfois seule. Cela me faisait peur. La société attend moins des personnes en situation de handicap. Pour que l’on vous remarque, vous devez donc en faire davantage, sinon personne ne vous considère ou ne pense que vous êtes capable de faire telle ou telle chose.
Voilà pourquoi j’avais l’esprit de compétition, j’avais les meilleures notes, je courais le marathon, j’ai obtenu deux Masters et voyagé dans de nombreux pays.
Je suis malvoyante. Je perçois la lumière et je me rends compte quand il fait sombre ou quand il y a du soleil, et je vois des ombres. Mais c’est tout.
J’ai grandi en France dans une famille turque. J’ai passé la plupart de mon enfance à vouloir ressembler à mes frères, avoir les cheveux courts, m’habiller comme eux, grimper aux arbres, etc.
Lorsque j’étais plus jeune, je voyais davantage et jusqu’à ma première année à l’école primaire, j’étais dans une classe classique et j’apprenais à lire et à écrire comme tout le monde. Comme beaucoup d’enfants en situation de handicap, mes besoins n’étaient pas pris en considération et comme nous parlions le turc à la maison, je devais également m’adapter à un environnement francophone.
Après ma première année à l’école primaire, on m’a dit: très bien! Maintenant tu dois tout recommencer mais, cette fois-ci, en braille. J’ai dû de ce fait travailler deux fois plus que les autres enfants, notamment apprendre à utiliser des équipements d’assistance comme des lecteurs d’écran.
En arrivant à l’âge adulte, mon rêve était d’aller à l’université et d’étudier le droit, et c’est ce que j’ai fait. Il était très important pour moi de comprendre comment fonctionnait le monde, comment les lois étaient faites et pourquoi nous étions autorisés ou pas à faire certaines choses.
La notion de justice a toujours été importante pour moi. Je n’ai jamais pu me taire lorsque quelque chose d’injuste se passait.
J’étais la première de ma famille à aller à l’université. C’était un pas dans l’inconnu. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait.
Il me semble que, dans de nombreux pays, les gens ont une idée bien précise de ce qu’une personne en situation de handicap peut faire ou non.
Par exemple, ils disent que les non-voyants sont très doués pour les massages ou pour travailler dans des centres d’appels. En France, de nombreuses personnes en situation de handicap visuel sont kinésithérapeutes, ce qui est un métier formidable mais ce n’était pas ce que je voulais faire.
Je me souviens de mon premier jour à l’université. J’avais un peu peur. J’attendais mon premier cours, qui était un cours de droit constitutionnel. J’étais seule. C’est alors que j’ai rencontré une étudiante qui est devenue l’une de mes meilleures amies.
Toutes les deux, nous avions envie de voyager et de nous lancer dans des projets humanitaires. Elle était franco-péruvienne et c’est grâce à elle que j’ai fait mon premier grand voyage. Je suis allée au Pérou où, ensemble, nous avons monté un projet pour récolter des fonds permettant la construction d’un centre de massage géré par des personnes ayant un handicap visuel. Dix ans plus tard, le projet est toujours là. J’en suis très fière.
Pour mes études, je suis aussi allée à Barcelone où j’ai appris l’espagnol. Après avoir obtenu mon diplôme avec mention, j’ai cherché une expérience qui me permettrait d’apprendre l’anglais, de voyager et de me rendre utile. J’ai donc fait du bénévolat dans un refuge pour animaux à Fidji, l’endroit le plus loin de chez moi!
Lorsque j’étais aux îles Fidji, le pays effectuait une transition vers une forme de gouvernance plus démocratique et une grande consultation avait été lancée avec la société civile. J’ai collaboré avec une organisation locale de personnes en situation de handicap qui avait proposé une loi destinée à la future constitution. Ce fut une expérience extraordinaire et ce fut aussi ma première rencontre avec le mouvement des droits des personnes en situation de handicap.
J’ai réalisé que je voulais travailler sur la question des droits humains dans les organisations internationales. J’ai obtenu deux Masters – droit international à Genève et études internationales sur la paix au Costa Rica. A l’occasion de ce second Master, j’ai effectué un stage en Israël et dans le territoire palestinien occupé. Finalement, je suis restée pendant un an pour apprendre l’arabe.
A mon retour, j’ai passé l’examen du barreau en France et suis devenue officiellement avocate. Pourtant, malgré le fait de parler cinq langues, d’avoir deux Masters, d’avoir fait des stages et participé à des projets dans le monde entier, je ne parvenais toujours pas à trouver un emploi formel.
Aucun employeur ne vous dira: «Je ne vais pas vous recruter parce que vous avez un handicap.» Pourtant, lorsque nous voyons les statistiques montrant que les personnes en situation de handicap sont si peu nombreuses dans le monde du travail, nous pouvons en déduire qu’elles sont victimes de discrimination.
Il ne s’agit pas nécessairement de discrimination directe. Rien que le fait de postuler à un emploi est déjà un cauchemar car beaucoup de sites de recrutement ne sont pas accessibles aux candidats qui utilisent des lecteurs d’écran.
Au cours de mes entretiens d’embauche, je devais souvent leur demander de modifier la procédure de recrutement si elle ne m’était pas accessible. Par exemple, on m’a une fois demandé pour un emploi d’analyser un graphique, alors qu’ils savaient que j’avais un handicap visuel. Je leur ai demandé: «Comment puis-je faire? Je ne peux pas voir le graphique». Ils m’ont dit de ne pas m’inquiéter et que je n’avais pas à réaliser cette épreuve. Vous pouvez penser que c’était gentil de leur part mais je sais que cela m’a empêché de décrocher cet emploi.
C’était très frustrant car je savais que j’avais de grandes compétences. Pendant très longtemps je pensais que je devais en faire dix fois plus pour arriver au même point que les autres, et que la société avait moins d’attentes à l’égard des personnes en situation de handicap.
Depuis, je suis devenue plus sélective dans mes objectifs et mes activités, et je n’entreprends que ce qui a un réel sens pour moi. Si je dois convaincre les autres que je peux faire aussi bien qu’une autre personne, cela veut dire qu’il y a déjà quelque chose d’anormal.
Une ancienne collègue de stage m’a suggéré de travailler à mon compte. Cela signifiait que je n’aurais plus besoin de passer par des processus de recrutement hostiles ou de devoir convaincre les autres de mes compétences.
C’est ce que j’ai fait et j’ai créé ma propre entreprise en France. Cela m’a pris trente minutes. Je l’ai fait le jour de mon anniversaire pour me porter bonheur et ça a marché! J’ai eu mon premier client le jour même, en l’occurrence le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Je ne pouvais pas rêver mieux.
Ensuite, je ne me suis pas arrêtée pendant deux ans, collaborant avec l’UNICEF, l‘International Disability Alliance, le Comité International de la Croix-Rouge et le Minority Rights Group.
Et puis, il y a deux ans, j’ai été embauchée par l’Organisation internationale du Travail (OIT). Désormais, je suis le point focal pour les questions d’égalité de genre et d’inclusion des personnes en situation de handicap au sein du projet PROSPECTS. Il a pour objectif de promouvoir l’inclusion des réfugiés dans le monde du travail dans la Corne de l’Afrique et au Moyen Orient.
Veiller à ce qu’une organisation, un lieu de travail, un projet, soit inclusif, c’est un travail tellement gratifiant. Cela vous force à prendre du recul, à adopter une vue d’ensemble de la structure organisationnelle et à faire des recommandations qui amélioreront la vie de tout un chacun. Qu'y a-t-il de mieux que cela?
Ma vie a toujours été d’explorer l’inconnu. En France, une organisation a créé un système permettant à une personne malvoyante de pouvoir piloter un avion. Le système génère des sons qui fournissent les indications dont on a besoin pour le pilotage.
Je me souviens d’être allée chez mon médecin pour obtenir un certificat médical confirmant que j’étais apte à piloter. Il a toujours dit oui à toutes mes demandes, signant des certificats pour faire du parachutisme, pour courir le marathon et pour beaucoup d’autres choses. Cette fois-ci, il s’apprêtait à signer le certificat quand, tout à coup, il s’est arrêté et m’a dit: «Désolé, mais pouvez-vous tout de même m’expliquer comment ça marche?». Je lui ai fourni les explications nécessaires et nous avons tous deux été pris d’un fou rire!
J’adore voler. Vous pouvez aller n’importe où. Ce n’est pas comme conduire une voiture avec des tas d’obstacles. Tout cela n’existe pas quand on est dans les airs. Cela procure une formidable sensation de liberté. Je crois que cela me donne des ailes!
Tout le monde est d’accord pour dire que l’inclusion des personnes handicapées est une bonne idée. Mais nous devons aller plus loin et traduire cela dans les faits. Il faut commencer par écouter les témoignages comme le mien et suivre une formation à la sensibilisation à l’inclusion des personnes en situation de handicap. C’est très bien. Mais en fin de compte, cela n’a aucune signification si vous n’êtes pas entouré vous-même de personnes en situation de handicap dans la vie quotidienne.