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Points de vue sur le monde du travail
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Podcast l'avenir du travail

Episode 12
La santé mentale au travail

Y a-t-il une place pour le deuil au travail?

19 juillet 2022
00:00

Perdre un parent, une amie ou un être cher dans le monde du travail fait partie de la vie. Cela reste tout de même une expérience douloureuse surtout lorsqu’après un deuil, la reprise du travail se fait trop rapidement.

Entre l’annonce du décès à ses collègues et à sa hiérarchie, le retour au travail et l’impact des émotions contenues, gérer le deuil au travail entraîne souvent une remise en question sur le sens de la vie ou son propre poste de travail.

En France, en 2021, au moins un actif sur deux a été confronté à un deuil au travail. Un chiffre qui cache souvent une réalité plurielle qui représente aussi une question clé de santé au travail.

Alors, quelles sont les démarches d’accompagnement? Comment mettre en place une politique efficace de gestion du deuil au travail, que ce soit en entreprise ou au niveau des pouvoirs publics, afin d’apporter des solutions concrètes à cette question aux enjeux psycho-sociaux profonds?

Transcription

[musique]

-Bonjour et bienvenue dans ce nouvel épisode du podcast de l'OIT

sur l'avenir du travail.

Je m'appelle Guebray Berhane, je travaille pour l'Organisation internationale

du Travail ici à Genève.

Aujourd'hui nous allons traiter d'un sujet assez méconnu,

mais qui pourtant est au cœur même d'une vie professionnelle.

Je veux parler du deuil au travail ou plutôt de la gestion de celui-ci

au quotidien et au travail.

Si nous prenons l'exemple de la France, 88% des français déclarent avoir vécu

un deuil, et aucune tranche d'âge n'échappe

à l'universalité de ce vécu.

12% des personnes en deuil déclarent avoir contracté

une maladie ou qu'une maladie antérieure s'est aggravée

suite au décès d'un proche.

Un chiffre en constante augmentation.

Alors que faire? Quels sont vos droits?

Quelles sont les démarches, l'accompagnement qui existent?

Bref, comment s'en sortir?

Pour répondre à ces questions, nous avons le plaisir

d'accueillir Marie Tournigand, déléguée générale

de l'association Empreintes, une association à but non lucrative

qui accompagne toute personne en deuil quel que soit l'âge

de l'endeuillé et du défunt, quel que soit le lien de l'endeuillé

avec le défunt, quelles que soient les causes

et les circonstances du décès.

Vous êtes aussi conférencière Marie, formatrice et membre du comité de pilotage

de la stratégie de prévention du suicide de l'agence régionale de santé

en île de France.

[musique]

Marie, merci de prendre part à ce podcast.

-Merci à vous pour votre invitation.

-Je suis tenté de vous demander d'entrée de jeu, si nous avons

toutes et tous une lecture commune de ce qu'est le deuil au travail?

Est-ce que la question de la gestion du deuil

dans le monde professionnel reste encore tabou en 2022?

C'est pourtant une réalité de tous les jours.

-C'est absolument une réalité de tous les jours,

le deuil au travail.

On a mené une étude auprès des Français qui le montre

et on a absolument tout sauf une lecture commune

de ce que c'est que cet enjeu du deuil au travail.

Parce que chaque deuil est singulier et unique,

parce que le deuil c'est le lien entre deux personnes

que la mort vient séparer.

Donc, il n'y a pas deux vécus similaires, on vit tous un deuil mais chacun

le vit différemment.

Peut-être, justement, parce qu'on est tous concernés,

ça biaise beaucoup le regard qu'on porte sur cet enjeu de santé au travail,

de prévention des risques liés au travail quand une personne vit un deuil.

-Il n'y a peut-être pas autant d'études qu'on pourrait le penser.

Dans une récente étude française 2021, on apprenait qu'une personne

sur quatre vivrait un deuil chaque année tout en étant active professionnellement,

qu'un actif sur deux serait confronté au deuil dans le monde du travail

pendant son parcours professionnel.

Ce sont des chiffres élevés,

mais que peut-on lire derrière ces chiffres?

-Ce sont des chiffres effectivement très élevés.

Cette étude a été menée par l'organisme d'enquêtes qui s'appelle le CRÉDOC

en France.

C'est un chiffre qui est élevé qui ne nous étonne pas.

Un actif sur deux a été confronté à un deuil.

Au travail ça peut être soit lors du décès d'un collaborateur,

soit lorsqu'un collaborateur perd un membre de son entourage personnel,

familial.

On évalue

à environ 700 les décès qui sont liés au travail.

Les accidents de travail en France sont au nombre de 700,

ça c'est le décès de collaborateur en situation d'accident de travail.

En revanche,

évidemment,

bien plus nombreux sont les autres deuils qu'on peut vivre au travail,

qui ne sont pas forcément du fait d'un accident de travail.

Ça peut être le décès d'un collaborateur suite à une maladie,

ça peut être aussi

un collaborateur qui perd l'un de ses parents,

qui perd un grand-parent.

On a aussi vu dans cette étude que les jeunes ne sont pas épargnés

par les situations de deuils, puisqu'un grand pourcentage

des jeunes déclare avoir vécu un deuil,

bien souvent d'un grand-parent.

Il n'y a vraiment pas de tranche d'âge qui soit protégée

du fait de vivre un deuil et c'est des chiffres

qui cachent des réalités nombreuses et très diverses.

On va peut-être revenir sur les conséquences

du deuil pour un actif.

-D'accord.

Votre association Empreintes a récemment publié

un livre blanc avec 10 propositions,

pour accompagner le deuil dans la vie professionnelle.

Est-ce que vous pouvez peut-être partager avec nous les points saillants

de ce livre blanc?

-Oui.

Les propositions que nous avons faites s'adressent

à la fois aux entreprises et à la fois aux pouvoirs publics ici en France.

Côté pouvoirs publics, on a une loi qui a allongé la durée

des congés de deuil quand on perd un enfant.

Un actif aujourd'hui a le droit de sept plus huit jours,

d'une durée de congé qui dépasse celle accordée

quand on perd par exemple un conjoint, qui est encore aujourd'hui de trois jours.

Une des propositions faites aux pouvoirs publics,

c'est d'aligner la durée de congés accordés lors d'un décès

sur celle qui concerne uniquement aujourd'hui

les décès d'enfants.

On a aussi proposé

aux pouvoirs publics d'imposer aux organisations la formation

d'une personne ressource sur le sujet du deuil,

qu'on appelle nous un Référent deuil.

Il nous semble que comme on l'a fait sur le handicap

pour qu'il y ait des personnes ressources au sein des organismes

sur les situations de handicap, il me semble

qu'il nous faut l'équivalence sur les situations de deuil.

Ça, c'est les propositions majeures des pouvoirs publics.

Sur les propositions aux entreprises,

nous recommandons

de créer des protocoles de bonnes pratiques au sein

des organisations, qui soient conçus par des comités spécifiques dédiés

à l'organisation de ces protocoles pour anticiper les situations

et pas attendre leurs survenues,

pour savoir comment on va annoncer un décès?

Comment on va proposer d'assister ou pas à des obsèques?

Comment on va informer sur des démarches?

Comment on va prendre soin du collaborateur dans la durée?

Tout ça ce sont les choses qu'il faut anticiper.

Ça, c'est les éléments clés de nos propositions

qui émergent des constats notamment faits par les études avec le CRÉDOC.

-D'accord. C'est intéressant aussi au-delà des points clés que vous venez

de mentionner.

On peut aussi essayer de voir comment mettre en place une politique

de gestion des deuils, notamment en entreprise

ou comme vous dites dans le secteur public, en association,

dans les grandes organisations internationales.

La question que toutes ces entités pourraient vous poser

c'est comment faire en sorte que ce ne soit pas perçu

comme un coût mais plutôt un investissement?

-Absolument.

Ça rejoint vraiment tous les sujets préventions

des risques psychosociaux.

En France ça a beaucoup évolué.

Par exemple les aidants sont reconnus dans leurs situations personnelles

et dans les conséquences de cette situation des danses

sur leurs capacités à reprendre le travail.

On a objectivé les conséquences du deuil sur la santé physique, psychique,

sur les problèmes de concentration, sur une difficulté qu'éprouvent

les personnes en deuil

dans leurs retours et dans leurs maintiens dans l'emploi.

C'est de cette difficulté-là qu'on a des préconisations, par exemple,

une bonne pratique est de proposer aux collaborateurs

un entretien quand il reprend le travail.

Comme s'il avait été en arrêt longue maladie par exemple,

pour lui demander quels sont ses besoins, quels sont ses souhaits

en termes de charges de travail, de flexibilité,

est-ce qu'il souhaite qu'on parle de son deuil ou qu'on n'en parle pas?

Ce serait une bonne pratique à mettre en place systématiquement,

de proposer un entretien au collaborateur qui revient sur son lieu de travail.

-Je suis tenté de vous demander aussi, au-delà de la France

quels sont les pays qui sont vraiment à la pointe

de l'accompagnement au niveau du deuil en milieu professionnel?

-À notre connaissance, radicalement aucun.

-Ça a le mérite d'être honnête.

-Ça a le mérite d'être honnête.

Peut-être que les besoins ne sont pas les mêmes partout.

C'est-à-dire que peut-être,

ça je ne serais pas à même de vous en parler,

on pourrait imaginer que dans certaines communautés,

dans certains pays, le soutien social soit plus présent

dans certains pays comme le nôtre, développé, entre guillemets,

et que du coup le rôle social communautaire

palie l'absence de protocole.

Je me souviens très bien d'avoir accueilli des Coréens par exemple,

ici à l'association, qui étaient surpris de découvrir qu'en France

non plus rien n'était prévu pour accompagner le deuil au travail.

C'est vraiment pour pallier le manque de sociabilisation du deuil-

--dans la vie, à la fois quotidienne des gens

et dans leur vie au travail, qu'on doit mettre en place des choses.

-D'accord.

Qu'est-ce que vous pourriez conseiller à une personne qui vient de perdre

un proche et qui continue toujours à travailler?

Quels sont les conseils pratiques à donner à cette personne-là?

-Ce dont cette personne-là a besoin, c'est d'être écoutée.

Peut-être que le conseil que je lui donnerais,

c'est d'essayer de passer un message.

C'est terrible, mais c'est finalement la personne

en deuil qui doit arriver à obtenir qu'on l'écoute

pour pouvoir exprimer son ressenti et ses besoins.

C'est vraiment de solliciter même son manager de proximité,

quel qu'il soit,

pour dire: «J'aurais besoin de prendre un moment avec toi pour te raconter

ce qui s'est passé,

pour que tu comprennes ou j'en suis,

pour que tu ne juges pas ma façon d'agir, pour que tu entendes

que je peux avoir une perte d'efficacité, pour que tu entendes aussi

ce que j'ai appris de cette expérience, ce que ça m'a apporté,

ce en quoi je suis plus riche aujourd'hui que tu puisses aussi l'entendre.»

C'est vraiment dans l'expression de son propre vécu

auprès des collaborateurs

qu’on arrive petit à petit à adapter le collectif

à ce qu'on vit de façon très intime.

Par exemple, si on ne souhaite pas en parler,

si on ne souhaite pas qu'on nous en parle, il faut le dire.

C'est ça le meilleur conseil que je pourrais donner,

je crois. -D'accord.

Évidemment beaucoup plus facile à dire qu'à faire.

-C'est pour ça qu'il revient, à notre avis aux organisations

de se former, d'être sensibilisées au besoin qu’est celui de chacun.

À cette souplesse et à ce regard ouvert et non jugeant,

certains collaborateurs vont revenir au travail le lendemain

du décès de leur enfant,

parce que c'est vital pour eux

et il ne faut pas que l'organisation soit jugeante

par rapport à ça.

Il faut vraiment faire un travail de fond sur les connaissances

et les représentations qu'on a du deuil dans le milieu professionnel.

-Dernière question. Quel est vraiment le message?

S'il y a bien un seul message à faire passer aux directions,

aux services des ressources humaines, aux cadres, aux collègues,

lors d'un décès d'un employé ou d'une employée,

pour accompagner cet employé ou cette employée

lors d'un décès dans son entourage.

Quel est vraiment le message fort?

-Je crois qu'il faut se dire et il faut dire à toute personne

qui, dans le cadre de son travail, rencontre une personne en deuil:

«Vous ne pouvez pas savoir ce qu'elle vit.

Vous ne savez pas ce qu'elle ressent.

Même si vous même avez perdu un mari et que cette personne a perdu un mari,

vous n'êtes pas à sa place.

Vous ne pouvez pas préjuger de ce qui se passe pour elle.

Vous ne pouvez que lui demander ce qu'elle souhaite,

ce dont elle a besoin.

C'est en étant à son écoute que vous serez aidant.»

-Marie Tournigand, merci beaucoup pour votre expertise,

pour votre honnêteté et pour les solutions concrètes

que vous venez de présenter et les recommandations à suivre,

évidemment.

Nous avons énormément appris.

-Plus facile à dire qu'à faire, effectivement.

C'est pour ça qu'on sort un guide, justement,

il sortira à la Toussaint chez nous, un guide Deuil au travail

qui sera un outil pour les organisations,

pour savoir quelles sont les bonnes pratiques,

mais surtout les bonnes questions

à se poser pour favoriser le retour et le maintien dans l'emploi

après un deuil.

-Vous nous aurez appris en tout cas que la gestion du deuil

est une question pressante et d'intérêt général qui mérite évidemment

toute notre attention dans le monde du travail.

À notre public, merci de nous avoir rejoints

pour ce podcast.

Si vous souhaitez évidemment obtenir plus d'informations sur l'accompagnement

du deuil en milieu professionnel, vous pouvez consulter notre site web

à l'adresse voices.ilo.org.

J'espère évidemment que vous nous rejoindrez à nouveau

lors du prochain épisode du podcast de l’OIT sur l'avenir du travail.

[musique].